Pop Culture

Snob, cool et précaire : voici le no-job

“Tu fais quoi dans la vie ?” : à part pour les Tinder addicts qui s’en passent très bien, cette question reste la plus flippante pour chacun de nous. Prof ? Ça craint. Journaliste ? Ça ne le fait plus. Alors on brode. “Je suis fan des films d’horreur des 70s” devient une activité à part entière : “vintage slasher movie expert”. On tweete et retweete trente heures par semaine ? On est un “commentateur pop culture” et non un chômeur qui s’ennuie. Le no-job assumé est un métier d’avenir. Décryptage.
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Le no-job a quelque chose de fascinant. Cultiver le no-job pour parvenir à ses fins, et éventuellement décrocher un vrai job bien payé, c’est un tour de force, un talent d’illusionniste, c’est être le maître incontesté de l’esbroufe à l’heure où tout le monde stalke tout le monde sur Google (quoi, vous êtes toujours sur Copains d’avant ? Myspace ? Vous êtes foutu d’avance). Pour définir ce qu’est un no-job, rappelons déjà les bases du vrai job : on fait des études, plus ou moins longues, payées par papa-maman ou, si l’on est moins chanceux, avec un prêt étudiant au taux d’intérêt odieux, qu’on rembourse en cumulant trois jobs alimentaires par jour pendant dix ans, comme un New-Yorkais.

"La nouvelle génération a grandi dans la précarité, elle sait que dans tous les cas elle va galérer"

On enchaîne les stages et, un jour, on voit le bout du tunnel, on signe un contrat, le plus souvent précaire, avec une entreprise qui vous poussera au burn-out à 35 ans. Et même si on peut enfin payer son loyer et profiter de congés payés, on a mis de côté son rêve de faire un job passionnant. Mais, crise oblige, tout plaquer pour se reconvertir en life coach ou lancer sa marque d’accessoires pour chiens n’est plus une option safe. Sauf pour les entrepreneurs junior de la génération Z, pour qui l’impératif est justement de transformer leur passion en job, et ce dès la sortie du lycée : “Cette génération a grandi dans la précarité, elle sait que dans tous les cas elle va galérer. Du coup, ces gens n’ont plus envie d’abandonner leurs aspirations personnelles au profit d’une carrière classique et d’être contraints de faire un métier parce qu’il rapporte. Les gens sont aujourd’hui en quête d’un métier qui leur plaise et qui corresponde à quelque chose qu’ils aiment vraiment. Il y a quelques années, c’était l’histoire des slashers, les gens qui cumulent deux jobs ou plus, un alimentaire et l’autre qui les fait kiffer”,analyse Alexandra Jubé, responsable insight et digital chez Nelly Rodi. “On est dans une ère post-slashing, où l’on va garder les fondements du slasher, hobby versus travail, sauf que nous sommes encore plus dans l’extrême : on mise davantage sur le job hobby que sur l’alimentaire, et on le professionnalise. Et c’est pour ça qu’on lui donne un nom de métier. Tu n’es plus fan de fleurs, mais ‘designer floral’. On est dans une société où la question du titre professionnel a une importance, la façon de se positionner socialement est primordiale aujourd’hui.”

La course au cool

Dans les nineties et les noughties, les reines du no-job, ce sont les it girls. Étudiante et égérie, ambassadrice du cool, icône de mode, muse iconoclaste, autant de qualificatifs persuasifs mais, dans les faits, que font vraiment ces filles de leurs dix petits doigts ? Rien, à part être elles-mêmes et avoir “cette aura cool”, “ce petit truc en plus” qui les distingue de la masse. Depuis l’avènement, vers 2010, des smartphones, des réseaux sociaux et de l’hyper connexion entre tous, même les gens qui composent la masse se doivent d’incarner une personnalité originale, débordante de projets et de créativité comme la it girl : “Ce qui est vicieux, c’est que vous devez avoir fait des études, avoir aussi un background pro et quelque chose d’autre en plus, car aujourd’hui trop de gens ont bac+5 et une expérience de stages assez large. C’est le titre cool qui va permettre de faire la différence”, poursuit Alexandra Jubé. Ainsi, à 23 ans à peine, on doit avoir étudié, accumulé les expériences diverses, avoir créé une appli, un fanzine, maîtriser toutes les techniques propres au numérique, comme le requièrent impérativement tous les futurs employeurs : “En école d’ingénieur ou de management, tout a complètement changé. On ne crée plus des spécialistes, il ne faut plus être calé en technique mais sur les enjeux de la transformation, de l’entreprise, de la communication interne. Il faut être un chef d’orchestre qui maîtrise tout. Le community manager, par exemple, doit connaître l’univers de la marque, les habitudes des générations Y et Z, comment elles communiquent, et la technique des réseaux sociaux. Aujourd’hui, chaque métier est au confluent de plein de choses. Il y a moins de parcours tracés”, analyse la sociologue du digital et professeur à l’ISC Paris Catherine Lejealle (auteur de J’arrête d’être hyperconnecté, éd. Eyrolles).

"tout plaquer pour se reconvertir en life coach ou lancer sa marque d’accessoires pour chiens n’est plus une option safe"

Résultat de l’hégémonie du net et de la visibilité obligatoire des entreprises sur les réseaux sociaux ? La naissance d’une multitude de jobs qui n’en sont pas vraiment : “Le brand content editor, c’est un type qui est payé par une marque pour créer du contenu alors qu’elle peut le faire elle-même ! Avec Facebook, Instagram, Twitter, il faut remplir l’espace, c’est un peu comme si tout le monde agitait les bras. Et tout le monde se dit ‘il faut remplir’, du coup même les marques hyper luxe font des événements tous les quatre matins, et il faut payer des stars pour venir. Et quand ce sont des événements de sous-catégorie, on invite des blogueuses, des it girls. On ne sait même pas pourquoi certains sont connus ! C’est un no-job à plein temps de se faire inviter partout. Et puis il y a le freelance, le ‘Je me suis mis à mon compte’. OK, mais qu’est-ce que tu fais à ton compte ?” plaisante un attaché de presse anonyme.

 

L'impitoyable personal branding

Ainsi, on en revient toujours au même constat, ici très symptomatique de la profusion des no-jobs chez vos amis : la pression du personal branding. Si aucune loi ne vous oblige à être sur Twitter, Linkedin & co., pour les recruteurs, c’est la base du CV des années 2010 : “Déjà, nous sommes à l’ère du CV vidéo, qui permet d’en dire plus, de se mettre en scène. On est devenu son propre RP, on est responsable de sa visibilité, de son employabilité. Notre valeur à l’Argus, c’est toutes les traces qu’on va laisser sur le net. Quand un employeur va vous recruter, il va vérifier que vous êtes actif, passionné, que vous avez une notoriété. C’est la e-reputation. Il faut avoir un compte Twitter propre, montrer qu’on sait jouer avec ces instruments. La valeur qu’on a, on doit l’entretenir. Ce qui est catastrophique, c’est que ça bouffe un temps fou”, ajoute Catherine Lejealle. Des pros du personal branding comme The Fat Jewish ont fait de leur consécration à coups de likes un job qui rémunère, mais c’est une exception chez les no-jobbeurs, qui souvent vivent du RSA ou chez leur parents : “L’idée, c’est plus de mettre un vernis social acceptable sur une situation qui ne l’est pas vraiment. Vous activez votre personal branding, misez sur un titre qui va amener de la réaction. Si vous dites ‘Je suis ingénieur’, la conversation s’arrête là. Mais si vous dites ‘Je suis curateur’, cela va susciter l’intérêt et générer une discussion”, renchérit Alexandra Jubé.

"On est dans une société où la question du titre professionnel a une importance"

Le comble du ridicule des no-jobs, c’est en effet le titre qu’on leur donne. La revue business Forbes s’est moquée de ce souci de différentiation et des néotitres improbables donnés par les boîtes “créatives” à leurs salariés, quand les fonctions qu’ils occupent n’ont pas vraiment changé. Exemples : digital prophet chez AOL, chief curator chez eBay et, le plus décadent chez Apple, genius pour nommer le technicien qui va réparer votre iPhone. D’ailleurs, cet article a été rédigé non pas par une pigiste mais par une trend forecaster guru freelance writer. C’est quand même plus classe, non ? 

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