Voyage

L'Italie des écrivains : le Piémont, la terre de mes ancêtres

Auteur de nombreux livres sur l’Italie, Gérard de Cortanze vient de publier Moi, Tina Modotti, heureuse parce que libre (Albin Michel). Pour L’Officiel Voyage, il retourne dans ses souvenirs.
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Mon premier souvenir piémontais remonte à 1956. Sur la route de Cortanze, où mon père conduit le sien vers son passé familial, à la recherche d’un château qu’il n’a pas revu depuis plus de soixante ans. Nous nous arrêtons dans une ville sombre, austère, pavée de larges dalles grises et de cailloux qui brillent sous la pluie. Nous sommes en août, et pourtant il fait froid. Perdue dans le dédale des rues, des places et des cours, la 203 paternelle passe et repasse devant des édifices publics, des palais, des musées, des églises, et toujours ces rues pourvues d’arcades qui mènent au Pô. Cette ville, c’est Turin, celle dont Italo Calvino dit qu’elle invite à la rigueur, à la linéarité, au style, à la logique, et qu’elle ouvre, à travers cette logique, une voie vers la folie.  

     Je ne suis alors qu’un enfant, perdu dans son enfance. Je ne sais pas encore que cette ville, qui fut la capitale du royaume de Piémont-Sardaigne, est au cœur d’une terre qui est celle de mes ancêtres, depuis que ceux-ci s’y sont installés au retour de la première croisade, celle de 1099. Trois régions de collines composent le Piémont : les Langhe, le Monferrato et le Roero. Cesare Pavese, l’enfant du pays – comme le sont d’autres écrivains italiens, Vittorio Alfieri, Edmondo De Amicis, et plus près de nous Beppe Fenoglio, Umberto Eco, Primo Levi – écrit, dans Lune d’août, évoquant ces collines qu’il voit jaunes : “Au-delà, il y a la mer et des nuages. Et des journées terribles qui ondoient et crépitent sous le ciel, et séparent de la mer. Il y a l’olivier et la mare trop petite pour qu’on puisse s’y voir, et les chaumes qui jamais ne finissent.” Ma famille vient du Roero, terre sableuse où pousse la truffe blanche à l’ombre des chênes verts et pubescents. L’histoire des Roero, marquis di Cortanze, comte de Calosso, Seigneur de Crèvecœur est à jamais ancrée ici, entre vignes d’or et de verts foncés, lavandes violettes et hêtres monumentaux, pins parasols et puissants conifères. Mon nom porte en lui la marque de sa région : Roero di Cortanze.

     Aujourd’hui, du temps a passé, depuis ma première visite en Piémont. Sans trop savoir ce que cette expression “le temps passe” peut bien vouloir signifier, je peux me promener sur cette terre d’agnelotti et de finanziere di pollo, où coulent le Barolo et le Barbera, et où se dégustent les subtiles gianduiotti, muni de mon histoire familiale et fictionnelle. Les trajets qui s’offrent à moi sont des parcours décidés, préparés, savants, des errances préméditées. Parmi toutes celles qui s’offrent à moi, j’en choisirai une qui part de Cortanze pour rejoindre Montechiaro d’Asti, Cortazzone et enfin Cortandone. C’est une errance de collines, ceintes de vignobles, au sommet desquelles un château de briques rouges installe toujours un guet qui perdure depuis le xiie siècle. On est immédiatement séduit par les vallons extraordinairement larges et beaux. Les villes traversées se doivent d’être découvertes à pied. Il faut en arpenter les rues ocre et brunes, empreintes d’austérité aimable, grandiloquente. A chaque carrefour : une mélancolie sobre et exaltante, une gaieté paradoxale, une exubérance nordique donc silencieuse. J’en recommande particulièrement la visite à l’automne : les ciels alors, sont clairs, les ombres longues s’allongent, apparaissant avec une telle intensité dans la lumière, qu’on se croirait dans une des peintures métaphysiques de Giorgio De Chirico.

     Faites l’expérience de ces promenades. Des jours durant, la campagne piémontaise vous touche, mais dans l’incompréhension. Vous ne savez pas pourquoi. Puis, un jour, vous “tombez nez à nez” avec votre propre regard sur cette campagne. Vous la faites vôtre. Elle est entrée en vous. Vous ne voulez plus la quitter. Vous vous dites qu’elle est votre lieu. Que vous vous y sentez bien. Je me souviens très bien du jour où ce lien s’est fait. Où je n’ai plus eu à penser mais à me laisser porter. J’étais sur le bassin versant du Tanaro, je regardais les vignobles. C’était le matin. Il y avait beaucoup de brume, comme souvent en Piémont. M’est revenu en mémoire une chanson que chantait mon grand-père. Une chanson de soldat que j’entonnais à tue-tête avec lui : “Quand tu seras dans ces montagnes, tu ne penseras plus à moi ; tu penseras aux Piémontaises, qui sont cent fois plus belles que moi.” 

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