L'Italie des écrivains : le Montepulciano de Jean Paul Enthoven
Elle m’avait dit, rieuse : « Viens, ce village, c’est moi ! J’y suis née, j’ai couru dans ses ruelles, joué dans ses jardins, prié dans ses églises… Si tu veux savoir qui je suis, tu dois respirer son parfum de cyprès, tu dois caresser ses pierres… » Avais-je le choix ? Non, bien sûr. Puisque ma Bien-Aimée l’exigeait. Et puisque je suis de ceux qui ont consenti, une fois pour toutes, à mettre l’amour au poste de commande de la vie.
Alors, je me suis laissé capturer par Montepulciano, ce nid d’aigle à flanc de colline dont le Malaparte de Malditi Toscani m‘avait déjà décrit la rigueur médiévale. J’ai respiré, admiré, caressé, comme elle me le demandait. Et, l’envoûtement qui s’en est suivi me hante avec l’insistance d’une musique tenace et très ancienne. Ici, règne une quintessence de Toscane austère et solaire ; avec Piazza Grande et champs de vigne ou d’orge à l’entour ; avec coquelicots, raisins opulents et chemins de noisetiers où, le printemps venu, chacun va cueillir ses émois. Ici, la terre de Sienne n’est pas qu’une couleur : elle est le plus haut degré d’une émotion.
Dans cette Toscane, des Italiens de génie, peintres sans pinceaux depuis des siècles, ont dessiné et colorié un paysage divin. Dans le même temps, des Anglais (qui sont, il faut bien l’admettre, les Christophe Colomb de ce coin de paradis) ont décoré les palais, les maisons, les perspectives. D’emblée, la magie qui s’en exhale m’a pris au cœur. Il est vrai que je suis de ceux qui ne tremblent que devant les paysages que des êtres chers leur ont offert...
Au fond, ma Bien-Aimée avait raison : d’où viendrait son âme pure si, dès l’enfance, elle ne s’était imprégnée de la spiritualité ombreuse de l’église San Biagio - ce chef-d’œuvre absolu de Sangallo le vieux ? Il suffit d’y pénétrer pour se persuader – fusse pour quelques secondes – qu’un Créateur bienveillant observe nos destins et les embellit. Et d’où lui viendrait cet enthousiasme pour la vie, et cette jubilation de chaque matin, si sa peau n’avait, dès l’origine, accueilli comme une bénédiction dionysiaque les effluves d’un Vino Nobile qui, dans ce parage, promet toutes les ivresses ?
Lentement, elle m’a alors guidé à travers les chemins plus secrets qui sillonnent les Contrade, et en sont le vrai système nerveux. Là, la fraîcheur retenue des galeries où, jeune fille, elle lisait les pages brûlantes de Leopardi ; plus loin, ces escaliers pentus qu’elle dévalait et grimpait dix fois par jour – ses jambes savaient-elles, en ce temps, qu’elles s’y forgeaient un galbe et une élégance aérienne qui me ravirait le jour venu ? Et, partout, ces trattorias – je nomme pour qui voudra bien me croire le Pulchino et la Grotta, antres magiques réservées au peuple et aux princes, où le peccorino et les pici ont la saveur d’autrefois, quand les Médicis et les Sforza s’en régalaient avec un entrain d’ogres rageurs.
À Montepulciano, le temps se ramasse sur lui-même. C’est ce que racontent ses cimetières, où je m’allongerai sans doute un jour, et où conversent encore des gens qui furent honnêtes et heureux. Le temps d’ici, dis-je, est un passé-présent qui n’en finit jamais. D’où la mélancolie allègre qui s’en exhale. Avec son poudroiement d’aubes et de crépuscules. On vieillira, on mourra peut-être, mais la vie sera douce si l’on chemine en compagnie de cette colline où souffle le grand vent d’un bonheur qui me tente. L’éternité commence à Montepulciano. C’est ce que ma Bien-Aimée voulait me dire. Par miracle, je l’ai entendue. Et elle avait raison.