Phénomène : le vide du contenu, ou la saturation audiovisuelle
Toute l’année, on travaillait dans un seul but : pouvoir ne plus le faire dans les meilleures conditions possibles. Souffler devant des moniteurs de toutes dimensions, conscients qu’une industrie du divertissement tournant à plein régime allait nous livrer des heures de contenu dont même une séquence de dix-sept réincarnations successives ne nous permettrait pas de venir à bout. Contenu, cet étrange mot hangar dans lequel on range aujourd’hui, sans distinction, des documentaires sur la Hongrie d’après- guerre, des Marseillais expatriés en Asie, des articles sur les cinq raisons de prendre des compléments de magnésium 100 % végétal et des films de Scorsese. Contenu, que l’on traduit en anglais par content, qui signifie également un état de satisfaction totale. Tout comme les passagers de l’Axiome dans Wall-E – mornes cachalots échoués devant des écrans montés sur aéroglisseurs –, nous étions en effet persuadés que le salon vespéral, notre vaisseau à nous, éclairé par la douce chandelle du contenu streamé, serait “un lieu de plaisir sans limites”. Or, le vide n’a pas de limites non plus. Et celui qui s’est ouvert en nous pendant le confinement, aucun contenu n’a pu le combler.
Après une période de culpabilité vite bue et de binge-watching jouissif mâtiné de résignation faux-cul – “le Covid, c’est une tragédie, mais s’il faut absolument mater Tiger King pour en venir à bout, vous pouvez compter sur nous, Capitaine” –, tout a basculé. Seuls rescapés de la grande paralysie corporelle, nos pouces faisaient défiler les vignettes sur la home des promesses. Mais Joe Exotic et Michael Scott ne pouvaient plus rien pour nous. L’œil matraqué, le neurone privé d’air, nous en avions ras le canapé. L’étrange parenthèse n’était plus qu’un grand bâillement. Nous n’avions plus envie de Netflix and Chill. Nous nous étions trompé de fantasme. Nous avions même fini, spectateurs de notre propre désœuvrement, par nous mépriser. D’ailleurs, un petit m, un petit p, et content se transforme en contempt.
Comme des enfants, nous voulions ce que nous n’avions plus (des contacts avec le reste de la population et des additions à payer, pas à poser avec notre progéniture) ou ce que nous n’avions jamais eu (la capacité de courir un marathon, des souvenirs de balades le long de tous les affluents de la Vienne). Mais il faut dire aussi que, toujours comme des enfants, nous n’avions pas écouté les grandes personnes qui avaient sonné l’alerte. Pascal nous avait bien dit que tout le malheur des hommes était “de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre”, Debord nous avait prévenus que le spectacle et le temps- marchandise étaient un asservissement et une négation de la vie réelle, et Mamie – dans la veine de Guy, toute mamie étant situationniste – nous avait indiqué qu’il y avait sûrement mieux à faire que de pourchasser des poules dans Zelda. Mais voilà : on faisait la sourde oreille, parce que tout se passait plutôt pas mal depuis l’invention de la commode. Oui, la commode. Celle qui, en remplaçant le coffre du Moyen-Âge – comme nous l’explique gentiment Olivier Le Goff dans L’Invention du confort : Naissance d’une forme sociale – avait marqué le début de la sédentarité douillette et la fin du mobilier réellement “mobile”.
La commode, un meuble rapidement devenu un adjectif, nous avait mis dedans. Ensuite, ça avait été l’escalade. Mécanisation, invention du capitalisme et du temps libre, démocratisation de la moquette et du lave-vaisselle, mariage du bonheur et du progrès (désormais inséparables), invention de la télévision, lancement de Netflix, et on y était : l’âge d’or de l’Occidental bien assis, bien diverti, qui refuse de regarder l’horloge en face et pense avoir “sur la profusion un droit légitime et inaliénable”, comme le disait Baudrillard, qui avait oublié d’être débile.
Seulement, la profusion, c’est trop, et les chiffres le prouvent. John Landgraf, patron de la chaîne américaine FX, ne disait pas le contraire il y a quelques années en donnant un nom au phénomène de trop-plein audiovisuel : la “Peak TV”. Mais là encore, personne ne l’a écouté. Entre 2011 et 2019, les États-Unis sont passés de 266 à 530 séries diffusées par an. Jonathan Taplin, producteur émérite, nous confirmait pourtant récemment que certains de ces contenus n’étaient “certainement pas regardés, l’audience étant fixe. On ne fabrique pas de nouveaux spectateurs”. Certes, mais le confinement a fabriqué du temps disponible, lui. Ce qui a mécaniquement entraîné un mois d’audience historique pour les plateformes de streaming, en mars, avant que les chiffres ne s’effondrent ensuite. Dès la fin du mois d’avril, les Américains ne passaient plus que 38 heures devant la télévision, contre 33 l’année précédente au même moment. Une toute petite différence de 5 heures, alors même qu’ils étaient tout-à-fait libres d’aller au restaurant avec Hank et Stacy. Qui sont assez sympa, il faut le dire, mais à petites doses. Surtout lui.
Il se pourrait même que ces chiffres baissent encore. Car nos futures habitudes sont impossibles à prévoir. D’aucuns imaginent des modes de consommation plus raisonnables, quand d’autres affirment qu’après une grande hausse du nombre de randonnées moyen par habitant (le fameux indice NDRMPH) nous retrouverons tous nos canapés, amnésiés par le retour aux affaires et aux réunions avec Véronique des RH, que seule la perspective d’un visionnage de La Casa de Papel à l’horizontale,
la bouche pleine de fettucini, permet de conjurer. À moins que le fait de nous coltiner 98 % de films et de séries centrés sur le confinement – il faut s’y préparer – ne fasse soudainement remonter le NDRMPH.
L’Empire du Divertissement vit-il ses dernières heures? Non, et si certains fabricants-diffuseurs vont y laisser des plumes, des titans comme Disney et Netflix sortiront à peine éclopés de la crise. Nous saurons cependant qu’à l’instar d’une barquette de lasagnes industrielles, tous leurs contenus seront livrés avec une part de vide, qu’il nous faudra payer malgré tout. Mais peut-être moins cher qu’avant.