Les nuits de Lagos sont plus belles que vos jours
“Baby, I like your style.” Été 2016. Souvenez-vous, pas une soirée sans que l’on ait envie de se déhancher suavement au son de One Dance, le tube de Drake qui depuis avril se hisse numéro 1 des charts un peu partout, notamment en France. Flow chaloupé, mélodie entêtante, groove légèrement mélan- colique, la formule est addictive ; mais l’ex de Rihanna n’est pas le seul sorcier responsable de cette ritournelle magique qui n’a pas vieilli depuis. En featuring, on trouve en effet un certain Kyla, et surtout Wizkid.
Ce dernier, un ancien gamin des quartiers populaires et du gospel, est le symbole du renouveau de la musique nigériane, et le fait d’être adoubé par Drake hisse cette culture sous les projecteurs. Le Nigeria est le pays le plus peuplé du continent africain et l’un des plus riches. Son cœur ? La ville de Lagos, capitale économique du pays et mégalopole tentaculaire. Cet ancien port colonial britannique fourmille de 21 millions d’habitants, de bus, de voitures, de tricycles jaunes, de moustiques et de mai- sons collées les unes aux autres, mais aussi de talents musicaux, qui s’exportent de mieux en mieux. De jeunes producteurs et chanteurs font bouger les corps en Afrique et hors de ses frontières.
Les sales gosses de Lagos
L’enfant du pays, Wizkid, Ayodeji Ibrahim Balogun de son vrai nom, a collaboré avec R.Kelly, rempli le Royal Albert Hall de Londres et signé avec Sony. La major a aussi proposé un contrat mirobolant – d’un million de dollars selon les rumeurs – à Davido, autre petit prince de l’afrobeat né en 1992, qui a eu droit à une couverture du ma- gazine Fader et un featuring chez Chris Brown. Tandis que le très bling D’banj a été accueilli un temps sur le label de Kanye West – qui l’a ensuite viré – et que Krizbeatz accumule les millions de vues sur YouTube. Parmi les plus sémillants aristes locaux, on compte aussi la sélect DJ Cuppy aux cheveux roses qui vit désormais à New York et participe à l’émission de MTV Uncommon Sense, ou encore Olamide, star du hip-hop en Afrique qui se porte très bien à l’étranger, tout en restant fi- dèle à ses racines puisqu’il rappe en yoruba, sa langue mater- nelle. Sam Onyemelukwe, directeur-manager de Trace TV West Africa, nous confie à propos de cette exportation floris- sante : “L’explosion de la musique nigériane a mis à nu la créativité cachée, l’énergie et l’ambition des jeunes Africains qui n’avaient pas droit au chapitre pendant si longtemps. D’appa- remment nulle part, ils sont apparus sur la scène mondiale et ont attiré l’attention de tous. Les yeux se sont ouverts, notam- ment grâce à internet.”
Musicalement, il y a d’abord eu au Nigeria l’afrobeat (mélange de jazz, funk et musique traditionnelle) contestataire et puissante de Fela Kuti, chanteur et saxophoniste adulé par Jay-Z et Beyoncé. Sa musique et son aura résonnent encore par-delà les continents. Pour lui, la musique était un acte mili- tant qui pouvait coûter la prison, voire la vie, au milieu des dictatures militaires et de la corrup- tion des années 70. Porte-parole des opprimés, il n’hésitait pas à dénoncer les élites. Sam Onyemelukwe explique : “Fela était un génie musical, un rare mélange de diver- tissement et de message qui trans- cende tout, et il ne pouvait ni ne voulait ignorer la pauvreté et les problèmes qu’ il voyait autour de lui. Avec son exposition et son intelli- gence, son destin était d’être politique.” Le Black President – comme on le surnommait – pensait que les Africains devaient “conquérir leur liberté par un retour aux sources qui leur rendrait leur identité et leur vérité.”
Grosses cylindrées et coupures d’électricité
Le son du Nigeria de 2019 appa- raît moins politisé et plus bling que les vœux de l’illustre précurseur de l’afrobeat. Les Wizkid et consorts chantent surtout l’amour, les belles voitures (Porsche Cayenne et Rolls), le champagne et les marques de vêtements de luxe. Une musique hédoniste qui représente une échappatoire salvatrice dans un pays plombé par les coupures d’électricité et une politique compli- quée (le président Muhammadu Buhari, ex-dictateur militaire, a été élu à la tête de l’État). Pour Sam Onyemelukwe, “les musiciens nigérians sont simplement ravis d’avoir échappé à la pauvreté ou à des circonstances difficiles et sont fascinés par l’opulence à laquelle nous sommes exposés via les médias sociaux. La solution consiste à sauter la tête la première”.
Terre des inégalités, on voit à Lagos beaucoup de millionnaires vouer un culte à l’argent et, de l’autre côté, une population qui vit dans la misère, et qui, jour et nuit, sort en club (comme le Sip à Lagos) pour écouter de la musique hybride qui donne envie de danser. À plein volume. Afropop, afrobeat, afrosoul, jollof, highlife, naijapop... des sons, pour la plupart mondialisés, qui mêlent références à la musique traditionnelle (même si on est loin de l’âme des griots, et plutôt dans la rumba congolaise ou le coupé-décalé) et beats modernes (trap, électro, rap, dancehall). Résultat ? Un swag inimitable devant lequel il est difficile de rester de marbre. Parmi les nouveaux artistes les plus talentueux, il y a Rema, jeune rap- peur de 19 ans à la voix douce qui mélange trap et afrobeat. On trouve aussi Teniola Apata, alias Teni, 26 ans, dont le tube Sugar Mummy secoue les corps et les esprits avec un refrain féministe qui encourage les femmes à être ce qu’elles veulent être. Hors des canons de la féminité imposés par les hommes du pays. Ou encore Lady Donli et son R’n’B hypnotique et diablement efficace. Une des plus belles voix du pays. Elle nous explique : “J’ai toujours aimé les sons highlife et afro-centrés. Je m’ inspire de Sade, Asa, Fela Kuti, Nneka, Erykah Badu, Andre 3000, Shaka et Brenda Fassie. Je crée de la world music pour ceux qui veulent s’amuser. Je veux juste que les gens passent un bon moment. Mon pre- mier album, Enjoy Your Life, dit aux gens de ne jamais oublier de profi- ter du moment. Je pense que j’avais oublié comment faire cela pendant un moment, donc ce projet rappelle que même dans le tumulte de la vie, nous avons tous besoin de vivre et d’expérimenter pleinement cette vie. Je pense que la musique a le pouvoir de transmettre des messages politiques à toutes les couches de la société, comme Fela et récemment Falz l’ont fait, mais personnellement, je ne cherche pas à faire une déclaration politique avec ma musique, du moins pas encore. J’essaie à travers la mu- sique de donner un impact stimu- lant, je veux être une voix réjouissante pour les gens, en particulier pour les femmes. Je suis une fière féministe.”
Paradoxes modernes
La conscience sociale n’est donc pas totalement annihilée chez les nouveaux artistes remuants de Lagos et des alen- tours. Le producteur Tekno, tout en sapes de luxe, diamants aux oreilles et tatouages, clame par exemple sur l’un de ses morceaux : “Le pays est rempli d’hommes cupides qui volent l’argent.” Ce qui ne l’empêche pas d’aspirer au matérialisme. On le voit en effet sur son compte Instagram (sous le nom de Lil Tek) poser devant des Range Rover, de grosses motos et des piscines. Si peu de jeunes parviennent à dépasser les barrières sociales à Lagos, beaucoup rêvent de devenir les nouveaux Tekno ou Davido de demain. Car la musique est devenue en quelques années une carrière viable, comme le football. D’après une étude prévisionnelle du cabinet d’audit PriceWa- terhouseCoopers, le business de la musique pourrait générer 80 millions d’euros en 2019. De quoi donner envie de tenter sa chance dans le beatmaking, surtout à l’ère des réseaux sociaux qui permettent une visibilité XXL. Les infrastructures commencent également à se multiplier, en dehors du grand marché de l’électronique de Lagos, avec des festivals tels que le Gidi Fest, des remises de prix comme les All Africa Music Awards (Afrima), des studios d’enregistrement et des radios, même si, la plupart du temps, il faut payer des pots de vins pour que sa musique soit diffusée.
Mais la musique n’est pas le seul secteur en plein essor du Nigeria. Il suffit de marcher dans les rues de Lekki, le quartier de la bour- geoisie et de la branchitude, que l’on compare à New York ou San Francisco, pour s’en convaincre : l’effervescence artistique se niche à chaque recoin. Inspiré par la mode de la rue et la fashion week de La- gos, le photographe Stephen Tayo, 25 ans, a été exposé cet été dans “Prince.sse.s des villes” au Palais de Tokyo. Il fixe cet univers urbain de Lagos qui le fascine et trouve vite une audience internationale sur Instagram. Depuis 2017, il travaille sur le projet “Ibeji”, les jumeaux chez les tribus Yoruba, qui sont considérés comme un heureux pré- sage et un porte-bonheur contre les malédictions. Sur ses images on repère vite une des caractéristiques de la ville : le style des habitants. Ici, on se sape en mélangeant sans complexe les logos, les tissus afri- cains et les imprimés décalés pour composer des tableaux colorés ultra inspirants. L’incarnation de la beauté nigériane la plus frappante reste le visage et le style de Zaina Miuccia (qui vit aujourd’hui à Londres). Cette dernière a déjà posé pour Kenzo, Diesel et Dazed. Et celle qui se surnomme Larrydavid420 sur Instagram est capable d’avoir dans la rue une allure incroyable avec fichu sur la tête, jupe fleurie de mamie et Crocs blanches de docteur. À l’image de la jeunesse de son pays de naissance, l’avenir dans tout ce qu’il a de plus flamboyant et cosmopolite semble lui appartenir.