La Cicciolina, l’activiste aux seins nus
Le nom de la Cicciolina n’évoquera peut-être rien pour les millennials sinon une soirée électro débridée de la fashion week qui a eu lieu à Paris, aux Folie’s Pigalle, deux fois dans l’année. Pourtant, la Ciccio, la vraie, est un personnage haut en couleur qui peut être considéré comme la grande sœur spirituelle de Pamela Anderson ou de Paris Hilton. La reine mère de ces bimbos qui ont su transformer leur sextape et leur sex-appeal en or. Cette figure des années 80 et 90 a créé une hyperfemme qui, dans son exagération d’un glamour hétéronormé, rappelle Anna Nicole Smith ou Jayne Mansfield. La dimension tragique en moins. Ilona Anna Staller (de son vrai nom), slasheuse avant l’heure, a eu mille vies aussi palpitantes les unes que les autres. Tour à tour actrice de films X, espionne, chanteuse et politicienne, elle n’est pas facile à enfermer dans le rôle de la playmate à lingerie affriolante. Elle semble depuis ses débuts cultiver en filigrane une démarche “méta”, faisant de son existence délirante une “œuvre d’art” totale.
ESPIONNE HONGROISE
Contrairement à ce que son surnom laisse penser, cette icône érotique n’est pas italienne. Elle est née en 1951 à Budapest et rien ne la prédestinait à choquer ou à vouloir changer le monde. Fille d’une sage-femme remariée avec un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur hongrois, Ilona a d’abord sagement étudié la danse et la musique. Mais sa beauté va changer son destin. Cheveux longs dorés, visage fin, regard bleu piscine rieur, plastique de top, son allure lui permet de débuter comme mannequin dans une agence locale au milieu des années 60. À l’époque, elle officie aussi comme barmaid dans un hôtel de luxe de Budapest, l’Intercontinental. Selon ses dires, elle devient alors espionne. Sa mission? Fournir aux autorités de son pays des informations clés sur des diplomates étrangers, clients de l’établissement. Son joli minois facilitant les confidences, elle parvient souvent à ses fins. Mais au bout d’un an, effrayée par les risques encourus, elle arrête tout : “J’y ai mis fin après un moment parce que j’ai remarqué que j’étais suivie. C’était devenu dangereux. J’ai eu peur de me faire tuer”, raconte-t-elle en 2018 sur la chaîne Discovery Italia. Mais, par mi les clients huppés du lieu, une rencontre va lui offrir un passeport pour ses espoirs de gloire. Il s’agit de son premier mari, épousé en 1971 : Salvatore Mercuri, un businessman calabrais de vingt-cinq ans son aîné. Il représente une porte de sortie vers une terre plus glamour que le bloc soviétique. Avec lui, elle s’exile à Milan. Ils divorcent vite, mais l’ambitieuse jeune fille file à Rome pour enchaîner les contrats de mannequin sous le pseudo d’Elena Mercury. Quand les jobs se raréfient, elle joue les strip-teaseuses dans les clubs et les lolitas peu timorées dans des émissions TV. Elle fait la velina, comme on dit à l’époque, la potiche professionnelle. La starlette ne parvient pas pour autant à tirer son épingle du jeu dans des films “sérieux”. En mars 1973, la roue tourne, mais peut-être pas dans le sens qu’elle imaginait. Le photographe érotique Riccardo Schicchi la repère et s’improvise petit ami et manager. Sous sa tutelle, elle devient modèle dénudé et décroche une émission de radio au titre sans équivoque : Voulez-vous coucher avec moi ?. Pionnière, elle y aborde pour la première fois au pays de la Dolce Vita, et surtout du Vatican, des années de plomb et des Brigades rouges, des questions de sexualité qui dérident l’atmosphère. C’est là qu’elle trouve son pseudo : la “Cicciolina” (terme qui peut signifier “petite chérie” ou qualifier le sexe féminin). Ses nombreux fans sont alors ses Cicciolini, et son ours en peluche, sa mascotte, se prénomme Cicciolino. L’émission ne tarde pas à créer le buzz pour une raison simple : à mi-chemin entre une Brigitte Lahaie italienne et une Madonna des médias, elle n’hésite pas à se masturber en direct pour le plus grand plaisir des auditeurs. Un tremplin idéal pour booster sa carrière dans le cinéma érotique, entamée dans les années 70 avec des comédies osées. Et, très vite, dans le cinéma X, toujours sous l’égide de son amant-manager. En 1983, le couple fonde même Diva Futura: une agence d’actrices porno. Pendant ce temps, la jeune femme peaufine son image. Une couronne de fleurstrès Coachella avant l’heure, des sourcils épais, trop de rouge à lèvres, des robes pastel, des mitaines en dentelle (qu’elle ne quitte pas à l’écran pendant une scène de sexe), une chevelure de sirène platine aux racines noires, et des ours en peluche qu’elle tient contre son cœur. Une esthétique toujours aussi efficace en 2013, quand Sebastian Faena la reprend pour une série sur Miranda Kerr. La Cicciolina s’impose aussi dans la chanson, avec des minitubes d’italo-disco tout sauf honteux.
FAIRE L’AMOUR, PAS LA GUERRE
Dans les années 80, une bonne partie des Italiens et des Européens aiment son esthétique, sa confiance en elle, son humour, son inaltérable sourire, sa voix douce et suave, ses regards coquins et sa candeur. Elle affole Ardisson, Yves Mourousi et le Festival de Cannes en 1988. La jeune femme semble à première vue être un objet façonné par et pour les hommes. Mais elle veut pourtant s’imposer comme autre chose qu’un fantasme. Quand on lui demande à la télé pourquoi elle a quitté la Hongrie pour venir en Italie, et si elle n’est pas, en fait, agent du KGB, elle répond avec un sourire en coin: “Peut-être suis-je venue pour déstabiliser l’État italien?” Provocatrice, elle affiche en interview la volonté de libérer “des carcans de la bigoterie et du conservatisme” un pays longtemps soumis aux lois de Mussolini et aux foudres du pape. Vaste programme pour ce personnage qui cultive une image paradoxale, entre l’enfant innocente attachée à son doudou et la féminité hypertrophiée. En apparence, la Cicciolina est amusante. Mais si on gratte le vernis pailleté pastel, elle est bien plus dérangeante. Scandale! En 1978, les Italiens voient pour la première fois, dans une émission de la RAI, des seins en direct à la télévision : ce sont les siens. Elle n’hésitera pas non plus par la suite à montrer ses poils pubiens dès qu’elle en aura l’occasion. Son exhibitionnisme lui porte préjudice (des condamnations pour indécence publique), mais elle se défend avec malice : “Ma poitrine n’a jamais blessé personne, alors que la guerre contre Ben Laden a causé plusieurs milliers de victimes dans le monde.” Une argumentation qui fait songer à celle de Larry Flint, magnat de la presse X qui, lors de son procès, argua que la guerre était plus porno que le sexe. Arme de séduction massive, Ilona Staller se révèle de plus en plus politique au fil des années. Parmi ses coups d’éclat, elle sera la candidate officielle du premier parti vert italien, le Lista del Sole, en 1979, avant de rejoindre en 1985 le Partito Radicale. Son programme? Militer pour un monde sans énergie nucléaire, sans guerre, sans famine et qui respecte les droits de l’homme et de la femme (et la liberté sexuelle). Si on peut croire à une blague (qui imaginerait Nabilla au Sénat?), pour la jeune femme, l’affaire est sérieuse. En 1987, le leader du parti radical italien, Marco Pannella, fasciné par la politique-spectacle, propose à Ilona de participer aux législatives. À la stupéfaction de tous, elle récolte presque 20000 voix à Rome. De quoi assurer à l’actrice X un siège de députée au Parlement. Et pendant que le corps électoral regarde ses seins, la belle fait passer ses convictions, la plupart du temps de gauche. Néo-hippie, l’Onorevole Cicciolina (l’honorable Cicciolina, comme elle est désormais surnommée) n’hésite pas à prôner le “make love, not war” entre deux films pour adultes (activité qu’elle abandonnera à l’aube des années 90). Ce qui n’est pas sans rappeler la reconversion de Kim Kardashian. Rendue célèbre par une sextape puis une émission de télé, elle aussi a capitalisé sur son corps avant de titiller les esprits. Aujourd’hui, Kim planche pour passer l’examen du barreau et rencontre Trump pour parler de réforme de la justice.
IN BED WITH SADDAM
Sauf qu’il manquait à l’“ancêtre” de Kim K. son Kanye West. Un pygmalion qui lui donnerait une aura hype et arty. Comme Marilyn Monroe eut son Henry Miller, Amanda Lear son Dali et – soyons fous – Arielle Dombasle son BHL, l’hyperblonde va épouser son double intello : l’artiste américain Jeff Koons. Elle a 40 ans, il en a trois de moins. C’est une star, il rêve d’une carrière à la Warhol. Le mariage a lieu en juin 1991 à Budapest. Sur le gâteau rose de cérémonie, des figurines les représentent nus et enlacés. Elle porte une sublime robe en satin immaculé – très couvrante – et déclare : “Je prends le deuil de tous les Cicciolini.” Son mari n’hésite pas à réaliser des sculptures et des peintures d’eux faisant l’amour, érigeant son épouse en muse. Leur mariage ne dure qu’un an, mais il produira, en plus d’œuvres devenues célèbres comme la série Made in Heaven, un fils, Ludwig, venu au monde après leur divorce. Ilona se battra pour sa garde pendant des années. Elle pense aussi, encore aujourd’hui, que Jeff Koons lui doit tout et que c’est sa notoriété à elle qui l’a aidé à vendre ses pièces kitsch à des prix mirobolants. Y aurait-il eu un Balloon Dog cédé à 58 millions de dollars sans la peu farouche Italienne? Elle se lance alors aussi dans la performance artistique vivante. À la fin de son mandat parlementaire, en 1991, elle n’oublie pas de demeurer la reine de la provoc utile. Et, parfois, du mauvais goût. En 1990, alors qu’on discute à l’ONU du régime irakien de Saddam Hussein, la Cicciolina a une idée. Dans un élan de paix, elle propose de coucher avec l’ennemi public numéro 1 pour apaiser les tensions mondiales (et éviter la guerre du Golfe). Elle déclare: “Je suis prête à faire l’amour avec Saddam Hussein afin de rétablir la paix au Moyen-Orient.” Pas de nouvelles du côté de l’Irak... Mais la bimbo engagée a sans cesse de nouveaux projets, qui se soldent souvent par des échecs, comme lorsqu’elle tenta de se faire élire au Parlement hongrois, mais ne récolta pas assez de signatures pour devenir candidate. Ou en 2013, quand elle ne rencontra pas le succès escompté aux élections municipales de Rome. Ce qui ne décourage pas la pasionaria, qui a fondé son propre parti, le DNA (Démocratie, Nature, Amour). Dans les médias, Ilona milite aussi sans relâche pour le droit d’avoir des rapports sexuels en prison, pour l’enseignement de l’éducation sexuelle à l’école et des campagnes d’informations sur le sida. Elle se dit également en faveur de la dépénalisation des drogues et contre toute forme de violence, de censure, la peine de mort et l’expérimentation scientifique sur les animaux. Écologiste convaincue, elle évoque même une mesure qui aurait rendu fous les Gilets jaunes : une taxe auto pour réduire la pollution et financer des actions de sensibilisation à la défense de la nature.
VACHES MAIGRES
Mais les années 2000 passent, et d’autres militantes prennent la place de l’activiste aux seins nus. Les Femen démontrent à leur tour que la poitrine est politique. Et, avec l’avènement des réseaux sociaux, la Cicciolina, icône cathodique, peine à trouver un rôle de porte-parole à sa hauteur. Elle touche une retraite d’ex-députée de 2345 euros par mois, mais ça ne lui suffit pas. Elle enchaîne les galas et les émissions de téléréalité, dont elle est souvent éliminée dès le premier épisode, comme dans la version anglaise de La ferme célébrités (2005) ou l’édition argentine de Danse avec les stars (2008). Aux dernières nouvelles, Ilona, qui poste des photos d’elle entièrement liftée sur son compte Instagram, est ruinée pour cause de frais de copropriété impayés. Dans le Vanity Fair italien d’avril 2019, elle avoue avoir dû mettre ses effets personnels en vente pour se renflouer. À 67 ans, elle se sépare de culottes déjà portées, de photos de Koons, d’un piano blanc, mais aussi de sa maison de 250 mètres carrés à Rome. Le bien qui pourrait rapporter gros? “Mon habit vert avec le drapeau italien, celui avec lequel j’étais entrée au Parlement. De mon point de vue, il peut valoir 1 million d’euros”, clame-t-elle. Comme Vincent Gallo sur son site Web, l’ex-velina propose aussi d’échanger son temps contre de l’argent. Moyennant finance, on peut se délecter d’une pizza en sa compagnie, ou l’affronter aux échecs. Avec les sommes récoltées, elle voudrait ouvrir un spa, un restaurant, un hôtel ou un club échangiste. Mais son plus grand rêve reste de retrouver l’amour. Veuve depuis la mort de son manager, en 2002, elle prétend n’avoir couché avec personne depuis trois ans. “Je veux rencontrer une personne sérieuse, quelqu’un qui m’aime.” Heureux sera l’élu qui, on le parie, ne devrait pas s’ennuyer un instant.