Prada affiche la couleur
Nous l’ignorions : depuis quatre décennies, Milan et Shanghai sont jumelées. La mégalopole chinoise incarne, dans son tissu urbain de métal et de verre où s’insèrent encore des éclats du passé, le dynamisme de Prada, entre respect du patrimoine, se dispensant de génuflexions trop polies pour être stimulantes, et ancrage résolu dans le présent, mais un présent soucieux d’avenir, esquivant l’écueil de la désuétude instantanée sur lequel se fracassent les suiveurs de tendance.
Dans un silo (imposant, forcément, a-t-on jamais vu de dérisoires silos, mais celui-ci pouvait tout de même abriter jusqu’à 80 tonnes de blé) implanté dans le quartier de Mingsheng Wharf, les équipes d’AMO (le bureau de recherches en design intégré à OMA, cabinet d’architecture codirigé par Rem Koohlas), déjà sollicitées par Prada pour la réinvention des boutiques, ont imaginé une scénographie tenant la note devinée en pénétrant dans les lieux, baignés d’une lumière bleu électrique, sur fond de rumeur sourde d’infrabasses, moins anxiogène qu’accueillante.
En soulignant les volumes de l’espace, la beauté crue de ses murs, et en dessinant un podium tranchant vivement dans le monumental silo, AMO donne à voir, sentir, comprendre quelque chose du futur de la mode tel que Prada l’interroge et le met en perspective. Rétro-futurisme : le mot-valise était sur toutes les lèvres commentant le défilé, désignant dans l’esprit de leurs propriétaires la tension entre clins d’œil aux années 80 et souci de lendemains qui chantent juste.
Il nous semble que la valise, ici ,déborde sans doute de bonnes intentions, mais ne dit pas exactement à quel point cette démarche impulse une dynamique résolument galopante au son de cet “Optimist Rythm”, pour reprendre l’intitulé de la collection printemps/été 2020 conçue par Miuccia Prada. Avec une rigueur très tayloring, Prada puise dans une vaste palette chromatique, du sable tendre au rouge éclatant en passant par un noir brillant – et l’inventivité technique des ressources convoque une certaine idée du romantisme. Les subtils jeux sur les volumes, les distorsions (ce sac accroché à la ceinture), les contrastes (ces manteaux courts portés sur chemises extra-longues), les décalages malicieux sur des intemporels du vestiaire — polos, bermudas, ce logo comme filtré par l’avenir à venir — offrent à notre regard une (re)mise en question de nos rituels parfois abîmés par l’habitude – et chacun sait que l’habitude érode le désir, la joie et la confiance en l’avenir. Avec légèreté, ces silhouettes nous renvoient un miroir, celui du matin : s’habiller n’est jamais anodin, sans en faire une question de morale kantienne, choisir tel ou tel vêtement porte en soi un enjeu autre que l’élémentaire courtoisie de se vêtir avant de prendre le bus. Couleurs de bonbons, imprimés cartes postales, rayures cricket : il y avait quelque chose d’intensément joyeux, de presque naïvement enfantin, dans ces tenues souples défilant dans un bâtiment repensé comme un condensé de l’humanité 2.0. Entre l’univers de Tron en version pastel et une Alice au Pays des Merveilles de la mode, il nous incitait moins à l’angoisse millenial qu’à partager l’enthousiasme juvénile qui anime toujours Miuccia Prada, sa curiosité électrisante.
Il n’est pas exclu que notre mémoire nous joue un tour, mais on jurerait que Welcome to the Pleasuredome, de Frankie Goes to Hollywood, accompa- gnait les derniers passages, nous invitant dans un univers bienveillant et consolateur, à l’image de ces vêtements, hautement désirables et accueil- lants. Oui, un habit peut (doit?) être hospitalier, nous envelopper plutôt que chercher à nous contraindre. Comme un symbole, Nathan Westling, née Nathalie Westling, ouvrait et clôturait le défilé, pour sa première fois lors d’un défilé masculin, et sa silhouette lumineuse, en avançant, indiquait le chemin vers une aube émancipée, sereine.