Rencontre avec Patrick Jouin
Souvent, les héros de Houellebecq s’interrogent sur ce qu’ils laisseront à leurs enfants. Et souvent, patrimoine financier et foncier mis à part, le constat est plutôt sombre : pas de savoir-faire particulier, rien qui ne s’apprenne ou ne se transmette de génération en génération. C’est particulièrement flagrant dans le roman La Carte et le Territoire : le héros semble vouloir, par le biais de ses peintures, recenser de manière aussi exhaustive que possible tous les corps de métiers qui composent la société civile en insistant sur l’aspect sacerdotal du travail humain. Le père de Patrick Jouin était artisan, son grand-père était ébéniste comme ses aïeux avant lui. À Nantes, les plus anciens registres l’attestent : les Jouin étaient ébénistes de père en fils. “C’était la campagne, on se transmettait les outils qui coûtaient cher. Il faut relire les livres de Ken Follett sur les bâtisseurs de cathédrales pour se rendre compte à quel point le prix de l’acier et du fer des outils était élevé. Les marteaux et les burins étaient hors de prix, il fallait les louer et parfois mettre en gage sa maison. Un marteau coûtait le prix d’une maison.”
Le temps des machines
Nous sommes à Paris, dans le faubourg Saint-Antoine, dont l’histoire fort ancienne se confond avec sa vocation pour l’ameublement. Il y a toujours eu ici des marchands de meubles, des ateliers d’ébénistes. L’agence Patrick Jouin ID est nichée dans le passage de la Bonne-Graine. Il faut monter des escaliers, trouver un accueil ou quelqu’un qui puisse vous renseigner ; des cartons jonchent le sol et les bureaux. Il est 9 h du matin, tout le monde est sur le pont, on s’active avec entrain, un plaisant capharnaüm… Les bureaux de l’agence se trouvaient initialement au premier étage. Ils s’étendent désormais au rez-de-chaussée. “Il y a encore six mois, il y avait des machines ici. C’était l’atelier de l’ébéniste Rinck, une sommité. Ils ne pouvaient plus travailler ici à cause du bruit, la livraison du bois devenait impossible. On a repris le lieu et l’ébéniste, qui a déménagé en banlieue, a gardé un petit espace à côté pour ses archives.” Un parfum singulier continue pourtant à hanter l’arrondissement. “Il y a trente ans encore, il y avait des artisans partout, des fondeurs, des doreurs. Certaines fonderies sont toujours là, 80 % sont parties.” On ne fera pas l’offense au lecteur d’égrener une fois encore les nombreuses lignes du CV de Patrick Jouin, ses premières armes auprès de Philippe Starck, son association fructueuse avec Sanjit Manku, ses collaborations spectaculaires avec Van Cleef & Arpels ou Alain Ducasse. Les avis autorisés louent sa créativité qui s’exprime aussi bien dans le design industriel que dans les arts décoratifs.
Les grands se l’arrachent pour des projets d’exception – Cassina, Kartell, Alessi, Puiforcat, JCDecaux, Fermob –, les musées ont depuis longtemps fait entrer ses créations dans leurs collections permanentes. On définit parfois son style comme sobre et discret, un mélange de tradition et de modernité donnant une place importante à l’espace et la lumière.
Approfondir le sujet
Mais les définitions sont toujours un peu réductrices, d’autant que Patrick Jouin n’est pas fan des déclarations emphatiques, ni des phrases toutes faites, préférant approfondir le sujet évoqué dans le détail, avec patience et pédagogie. Tout juste peut-on affirmer avec certitude, pour définir l’essence de son travail, que le designer semble se faire un devoir, à la manière d’un ethnologue, d’explorer tous les matériaux et les techniques mis à la disposition de l’humanité. Le tout sans s’embarrasser des diktats et des systèmes en vigueur. “C’est vrai que j’adore les artisans. Mon père aurait sûrement aimé que je reprenne l’affaire familiale, mais il ne m’en a jamais parlé, il n’a jamais clairement émis ce souhait. C’est dur d’être artisan, c’est dur d’en vivre. Mon père le savait. J’imagine qu’il ne voulait pas m’imposer cette charge familiale, ce cadeau empoisonné. Il fut donc très heureux qu’on fasse des études supérieures mes frères et moi. Pourtant, s’il ne m’a pas transmis l’entreprise stricto sensu, il m’a transmis des savoir-faire. C’est lui qui a fait tous les meubles à la maison. Ces meubles sont toujours là aujourd’hui : des fauteuils de voiture transformés dont ma mère confectionnait la tapisserie, des chaises. Je le regardais faire, puis un jour il m’a mis une pièce en bois dans les mains et m’a dit : ‘vas-y, fais quelque chose !’ J’avais les outils, le ciseau, la râpe, la scie. Je faisais mes jouets, j’apprenais en me coupant.” Cette science précoce doublée d’une véritable intuition de la matière permit à Patrick Jouin de se distinguer dès son entrée à l’École nationale supérieure de création industrielle de Paris en 1992. Elle fortifia peut-être également une sorte d’aisance, d’autant plus impressionnante qu’elle semble naturellement teintée d’optimisme et de bienveillance. “Le travail que fait un designer actuel n’est pas le même que celui d’un étudiant du Bauhaus au début du siècle dernier. L’optimisme d’alors était une croyance dans le progrès technique, dans l’idée que, grâce à l’architecture et au design, on allait transformer les hommes, les façonner, les rendre meilleurs. Cela a été un échec patent, il a fallu attendre les années 80 pour comprendre que cela ne fonctionnait pas.” La conversation dérive naturellement sur “Le plan voisin” : un projet pour Paris que Le Corbusier, alors jeune architecte, avait dessiné puis présenté à l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925 : un champs de gratteciel cruciformes répartis selon une trame hexagonale d’une régularité parfaite ; au fond, une régression terrifiante par rapport à n’importe quel paysage rural, mélange subtil, complexe et évolutif de champs, de prairies et de villages. “Il y avait de bonnes idées dans le modernisme, mais ce mouvement avait tout simplement oublié la singularité de chaque être humain. Il avait oublié la nature, le plaisir, la sensualité. Une société est complexe, ramifiée, ses niveaux d’organisation sont multiples et cela va de pair avec une architecture ramifiée, complexe, multiple qui laisse sa place à la créativité individuelle.”
Au cœur de la matière
Patrick Jouin est optimiste à sa façon. Il n’a pas de matériau de prédilection, même le plastique trouve grâce à ses yeux : “C’est un matériau complexe et ambigu, il est l’aboutissement de notre intelligence collective mais il est aussi le symbole d’une certaine monstruosité, comme si nous n’avions pas été capables de contrôler la machine. C’est donc à nous de contrôler la récupération de ce qu’on produit et nous en sommes tout à fait capables. C’est une chaîne qui nous oblige à être extrêmement vertueux.” Pour l’exposition “Le rêve des formes”* (au Palais de Tokyo jusqu’à mi-septembre), Patrick Jouin a imaginé “un voyage exploratoire au cœur de l’objet”. Ce voyage prend la forme d’un banc monolitique en plastique, d’une grande économie visuelle. Doté d’une fine peau, son volume est zébré de nervures et de ponts qui lui garantissent sa rigidité. Grâce à une caméra endoscopique, l’installation propose au visiteur d’entrer au cœur de la structure interne du banc. Pour réaliser cette expérience, le designer a collaboré avec le professeur Marescaux, spécialiste de la chirurgie mini-invasive et fondateur de l’Institut de recherche contre les cancers de l’appareil digestif (Ircad). “À chaque révolution esthétique, il y a toujours une révolution technique, c’est intimement lié. La peinture acrylique arrive : vous avez Jackson Pollock. L’impression 3D permet non seulement de fabriquer des objets qui n’étaient pas réalisables auparavant, mais aussi de le faire avec un principe d’économie.” Patrick Jouin admet volontiers qu’il aurait voulu être chirurgien. Cette anecdote éclaire l’adhésion si vive du designer aux idées du postmodernisme en architecture et à son humanisme sousjacent : “Construire la ville, les objets, ce n’est pas essayer de vouloir contrôler les gens, c’est essayer de les accompagner – de soigner parfois – mais sans s’imposer.” Cela explique aussi, même si c’est plus inattendu, son enthousiasme pour l’impression 3D par frittage sélectif de poudre de polyamide par laser.
La place du beau
Quèsaco ? “C’est tout simple. Vous imaginez une petite plaque de métal. Je viens déposer 0,3 millimètre d’une fibre poudre de plastique, comme du talc. J’ai un rayon laser qui va faire fondre cette fine couche de polyamide. En fondant, ces petits grains de matière vont s’agglomérer. On recommence l’opération et à la fin, par stratification, l’objet s’est édifié. La stéréographie, c’est un peu la même chose, mais avec une résine liquide… qu’un rayon laser va venir durcir en la polymérisant. Je peux faire ce que je ne pouvais pas faire auparavant, comme par exemple une boule dans une boule. Je peux faire un objet en y injectant une matière intelligente, selon un principe d’économie.” Le principe d’économie, voici la clé. “La nature est géniale et économe. Prenons cet exemple : la tige de blé est creuse, pourtant, cette plante haute d’un mètre, balancée par le vent, sait porter des grains très lourds. Il y a une intelligence extraordinaire à l’intérieur de cette matière. Nous devons apprendre de la nature et apprendre, comme elle, à utiliser le moins de matière possible, à l’échelle de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand.” Faire beau, ça coûte cher ? “C’est le même prix. Cette croyance dans le fait que la beauté coûterait plus cher que la laideur est très forte encore aujourd’hui, surtout chez les politiques qui ont peur qu’on leur reproche d’avoir injecté, via le design, de la futilité dans leurs commandes publiques. Comme si la banalité était plus rapide à concevoir et moins onéreuse à exécuter qu’un design plus élaboré. Il y a aussi, en ce moment, cette volonté nouvelle de faire des choses qui soient simplement brutales et pratiques car elles seraient censées incarner une sorte de décontraction, potentiellement libératrice d’énergie. Ajoutons à cela toute une pensée écologiste qui est contre la beauté, comme si les deux notions – beauté et écologie – s’opposaient. Comme si l’ornement était lié à la bourgeoisie. En réalité, on assiste actuellement, comme en politique, à une bataille philosophique sur la place de la beauté dans l’humanité.”
* Exposition “Le rêve des formes” - Palais de Tokyo. Une exploration du dialogue interrompu, mais truffé d’accidents, entre art et sciences. Conçue sur une proposition du Fresnoy – Studio national des arts contemporains, à l’occasion de son vingtième anniversaire. Jusqu’ au 10 septembre 2017.