Entretien avec Eric Rochant, créateur du "Bureau des Légendes"
L’Officiel Hommes : C’est votre dernière saison en qualité de showrunner, quel est votre sentiment ?
Eric Rochant : Aucune mélancolie. J’ai l’impression d’avoir fait mon travail. Je suis allé au bout de ce concept et de ce que je pouvais faire en termes d’inspiration.
Qu’est-ce qui vous séduit dans le genre de l’espionnage ?
On y trouve les éléments du polar, sa tension, sa violence, qui s’appuient non sur des enjeux personnels ou sociaux, mais extra-sociétaux, politiques, géopolitiques. Il y a également un intérêt à aborder certaines scènes qui sont archétypales du genre, et de voir ce que l’on peut en faire de manière personnelle.
Je pourrais raconter un fait-divers, comme je l’ai fait avec mon deuxième film, Aux yeux du monde, mais je ne veux pas me détourner de ce qui m’intéresse, le monde contemporain. Ce qui m’intéresse, c’est ça.
Vous aviez en tête une intrigue courant sur plusieurs saisons ?
Lors de mes premières discussions avec Canal, je leur ai demandé combien ils envisageaient de saisons, au minimum. Ils m’ont répondu de réfléchir sur trois. Mais au bout compte, cela avait peu d’incidences, parce que notre credo était de ne pas en garder sous le pied, que toute bonne idée devait être exploitée. On a toujours pensé qu’il fallait terminer les saisons au plus fort de la dramaturgie, sans forcément savoir comment on allait se débrouiller pour la saison suivante.
Quand avez-vous compris que la série télévisée pouvait être un médium intéressant ?
Quand j’ai vu The Wire, j’ai compris que la créativité avait trouvé un nouveau champ d’expression. Après j’ai découvert Les Soprano, Friday Night Lights, The West Wing. L’audace narrative était là, alors qu’elle me semblait ne plus s’exprimer au cinéma à cette époque. L’audace de Mad Men, qui consiste à raconter des histoires avec des enjeux tellement ténus était absente du cinéma depuis longtemps, sans remonter à Bergman ou Antonioni. Ce qui était encore plus fou, c’est que ça venait d’Hollywood, a priori totalement en contradiction avec ce que proposait Mad Men ! Ce sont des expériences créatives impossibles à reproduire au cinéma, ce qui ne le dévalorise pas pour autant. Il y a de bonnes et de mauvaises séries, le quota de débilité est le même que dans le cinéma.
La dichotomie entre le cinéma et la télévision a-t-elle encore un sens ?
Créativement parlant, non. Quand je me suis mis dans la série, c’était bien la saisonnalité qui m’intéressait. C’est pour ça que j’ai continué au-delà de la troisième saison. Cinq, c’est le nombre de saisons de séries que j’aime, comme The Wire ou Friday Night Lights. Quand j’ai commencé, j’ai tout de suite su que c’était une parenthèse importante. La saisonnalité est ce qui donne son format à la série et fait qu’une série n’est pas un très long film. On peut travailler par exemple le rapport au temps, suivre des personnages, les voir évoluer sur la durée, les mettre dans une situation qui sera un des sujets de la saison suivante. Cette caractéristique est un des attraits du format de la série. On peut se permettre une poésie du détail.
Vous étiez-vous astreint à une obligation réaliste ?
Le devoir de réalisme vient de ma cinéphilie. J’aimais le cinéma enfant, mais je suis devenu adulte avec le cinéma américain des années 70, un cinéma politisé, réaliste, inspiré par la télévision de reportage, du documentaire. Pakula, Lumet, Coppola. Le réalisme est une façon de faire croire à mes histoires. Je veux que l’on croie aux enjeux. C’est une manière de mieux faire croire à mes histoires, c’est un mensonge comme un autre, mais qui emprunte les habits de la réalité.
Les films de science-fiction ou fantastiques font vibrer devant des enjeux fictifs dans un monde fictif. Je préfère parler du monde d’aujourd’hui, et en parler demande de ne pas le fantasmer. L’autre défi narratif était de ne pas contourner le caractère assez bureaucratique du monde du renseignement et de trouver une traduction sur le terrain ou à travers des récits plus visibles.
Filmer le monde du renseignement implique de filmer des écrans, d’ordinateur ou de téléphone. C’est tout de même une matière assez ingrate…
C’est aujourd’hui inévitable, qu’il s’agisse d’une histoire d’amour ou d’espionnage, on filme des écrans, et des gens qui regardent des écrans. On “fictionne” les écrans, c’est aussi un enjeu de décoration, de graphisme, pour faire comprendre les choses. Mais ils peuvent créer des situations de fiction.
Comment trouver l’équilibre entre être juste dans le traitement des questions géopolitiques et faire preuve de pédagogie sans être simpliste ?
Simplifier les enjeux, y compris techniques, demandait bien sûr un vrai travail d’écriture. C’est un exercice d’équilibre narratif, de ne rien céder à la complexité des choses et de faire spectacle quand même. C’est difficile d’anticiper l’éventuelle péremption des contextes, le monde bouge vite, donc forcément dans dix ans, cela pourra paraître daté. Ou offrira un témoignage historique.
Vous venez d’une génération, celle de votre promo de l’IDHEC (qui deviendra la Femis), celle de Arnaud Desplechin, Pascale Ferran, qui sacralisait le concept d’auteur-réalisateur. Est-ce que votre travail sur Le Bureau des Légendes vous a fait repenser cette dichotomie ?
Cette conception a eu son époque, son temps. Mes camarades de promo se moquaient un peu de moi, parce que j’adorais Huston, ce genre. Il est incroyable que l’idée que l’auteur doit être mis au centre du processus créatif – à tel titre qu’il est producteur – vienne des Etats-Unis. C’est lui qui signe véritablement l’œuvre, et le réalisateur est un exécutant.
Qu’est-ce qui distingue votre approche de cinéaste à celle de showrunner quand vous écrivez et filmez ?
L’économie de la série est vivable, mais demande de faire des choix de mise en scène, ce qui commençait à me peser un peu. Je pense être encore capable d’écrire un film, de construire une histoire qui court sur quatre-vingt-dix minutes. Aujourd’hui, plein de gens qui ont une idée de films veulent en faire une série, alors que leur idée ne s’y prête pas du tout. Et c’est aussi qu’il y a plus de possibilités de financement. Dans les idées que j’ai en tête il y en a pour le cinéma.
Le Bureau des Légendes est diffusée sur Canal+ à partir du 6 avril, à raison de deux épisodes par soir. Lintégralité des saisons est disponible sur myCanal.
“Je préfère parler du monde d’aujourd’hui, et en parler demande de ne pas le fantasmer”