Erró chez Mao... par les éditions Cercle d'Art
Propos recueillis par Yamina Benaï
L’OFFICIEL : Entre 1967 et 1974, Erró s’intéresse à la représentation de Mao Zedong – alors en pleine décennie de sa “Révolution culturelle” (1966-1976) –, en réinjectant la figure du Grand Timonier entouré de son cortège, dans un contexte urbain et social hors territoire chinois. Quel est le déclencheur de ce travail ?
STEPHANE CORREARD : Erró a toujours puisé dans l’actualité, trèstôt, il a travaillé par collages d’images existantes. Il s’est ainsi intéressé à tous types d’iconographies, notamment politiques, réalisant, par exemple, des portraits de Nixon. Au plan plus anecdotique, alors qu’en 1967 il se trouvait dans un château en France pour le tournage d’un film, il a découvert des rouleaux d’affiches de propagande chinoise qui avaient été rapportés de Chine. Cela a constitué le levier de ce travail, en corrélation du fait que Mao avait une peur panique du voyage en avion : il n’était ainsi jamais allé à l’étranger, sauf à Moscou où il s’était rendu en train.
L’idée d’Erró a donc consisté à montrer Mao dans des attitudes triomphalistes de propagande, en l’inscrivant dans le contexte de nombreuses capitales et grandes villes touristiques occidentales : Venise, New York, Paris, Florence... Avec un regard assez grinçant et décalé. J’ai trouvé particulièrement intéressant le caractère prémonitoire de ce travail, au regard de la place que la Chine allait occuper plus tard dans le monde. Examiner ces images, qui, à l’époque, relevaient de la fiction, provoque un sentiment assez étrange face à la puissance économique, politique et diplomatique que représente la Chine aujourd’hui.
Dans quel contexte ces images surgissent-elles ?
Erró réside alors en France depuis une dizaine d’années, la période est assez particulière, car se formaient alors des groupuscules maoïstes d’extrême-gauche mus par une perception idéaliste de la Chine. Ainsi, le voyage en Chine des membres du groupe de la revue Tel quel, autour de Philippe Sollers, qui se déclaraient maoïstes et inspirés par la révolution chinoise, ouvre à la réalité de la vie quotidienne générée par cette révolution. Un constat à mille lieux des idéaux romantiques qui germaient alors à Paris. 1967 correspond également à l’année de sortie du film La Chinoise de Godard qui fonctionne un peu sur le même registre d’approche que les images de Erró, en partageant une vision fantasmée de la Chine, avec humour et décalage. Comme à son habitude, Erró a parfaitement saisi un climat de l’époque, sans pour autant être engagé dans ces groupuscules politiques. Il a véritablement pressenti ce qui était en train de se jouer avec la Chine : chimère d’une nouvelle révolution aussi bien que future grande puissance.
Comment ce travail s’inscrit-il dans le déroulé de l’œuvre de Erró et au regard du paysage artistique de l’époque ?
Son travail est à la fois reconnaissable entre mille, et pour autant ne se répète absolument pas. C’est ce qui m’a toujours intéressé chez lui, et qui fait qu’il est l’un de mes artistes favoris. Erró a, selon moi, une capacité hors normes à manipuler les images en tous sens, et ce quelle qu’en soit la nature : images de propagande, comme c’est le cas ici, militaires, de bande-dessinée, de l’histoire de l’art... Avec une sorte d’avidité sans bornes il récupère ces images, les classe à sa manière, les découpe, les colle puis réalise des tableaux en les agrandissant. Cette diversité de son travail est fascinante car voici un artiste qui, depuis 50 ans, a utilisé toutes les formes d’images et les a combinées de toutes les façons possibles. Parfois, il se contente de découper un rond dans une image et d’opérer une rotation à 25 degrés, parfois le dispositif est beaucoup plus complexe, il compose alors de véritables grilles où il intègre des centaines d’images différentes... Ainsi, les tableaux chinois arrivent naturellement dans son travail comme une nouvelle série, accompagnée d’un nouveau sujet et d’un nouveau procédé. Sa méthode est très simple : il utilise généralement deux images, d’une part une vue touristique, et d’autre part des silhouettes de Chinois, le plus souvent avec Mao situé au premier-plan et occupant le centre de l’image dans une posture glorieuse. Dans le contexte de l’art français, la série des “Tableaux chinois” s’inscrit dans le prolongement de la Figuration narrative, née simultanément au Pop Art américain que Erró connaît bien puisqu’au début des années 1960, il a rencontré aux Etats-Unis plusieurs de ses figures emblématiques (Claes Oldenburg, James Rosenquist, Andy Warhol...). Il a, lui-même, réalisé des tableaux et des collages aux Etats-Unis, qu’il a peints par la suite, et qui sont d’esthétique très “pop”. En France, il est donc intégré au mouvement de la Figuration narrative, version plus politisée et conscientisée du Pop Art. Sans jamais, toutefois, endosser l’habit idéologue. Erró s’est donné pour tâche d’assimiler et de restituer, suivant son propre prisme, toutes les “images” du monde afin de donner naissance à des dissonances, des chocs, des ouvertures de sens et de conscience.
Stéphane Corréard, Erró Mao, éditions Cercle d’Art,
Paris, 2018. Ouvrage broché sous jaquette, 168 pages.
https://www.cercledart.com