Voyage

L’Italie des écrivains : plaidoyer pour Naples

Ecrivain à la plume élégante, sismographe du sentiment amoureux, Philippe Vilain a publié une dizaine de romans aux éditions Gallimard et Grasset, dont Pas son genre, adapté au cinéma par Lucas Belvaux. Il vit entre Naples et Paris et dirige la collection Narratori Francesi Contemporanei aux éditions Gremese à Rome en plus d’enseigner l’écriture sur le site EKRIRE (philippevilain90.wixsite.com/ecrire).
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Plus qu’à Paris même, où j’ai vécu une vingtaine d’années, c’est à Naples que je me sens le plus chez moi. J’y habite mais, à la vérité, c’est surtout Naples qui m’habite. Naples est une ville allègre, chatoyante, chantante où la rumeur et les silences se symphonisent, où des feux d’artifices pétaradent, le jour ou la nuit, pour rendre un hommage, célébrer une naissance, un anniversaire ou délivrer un message. Les Napolitains n’attendent pas les fêtes officielles – les processions accompagnant Piedigrotta, San Gennaro ou la Madone del Carmine – pour en improviser de plus intimes. Le plaisir est un mot clé des Napolitains qui l’emploient à propos de tout et de rien : “Ti piace ?” (“Ça te plaît ?”). Le climat et la beauté de la ville, accrochée en amphithéâtre sur la baie, favorise l’épanouissement. On vit dehors presque toute l’année. La dépression n’y existe pas comme dans la plupart des grandes métropoles. On ne peut que donner raison à Goethe quand il évoque la disposition du Napolitain “à vivre dans une sorte d’ivresse et d’oubli de soi-même qui fait du séjour un paradis. […] Ici on ne peut que vivre […] et c’est pour moi une singulière occasion de ne vivre qu’avec des gens occupés à jouir.” Insouciants, les Napolitains ne pensent même pas à la menace du Vésuve, qu’ils appellent familièrement “la montagne” et qui leur est devenue une présence rassurante, sur les flancs fertiles de laquelle ils cultivent les abricots (crisommole) ou les fameuses pomodorini del Piennolo del Vesuvio, tomates-cerises très savoureuses. 

J’aime me perdre dans la ville, marcher sous le soleil, dans la chaleur tuante, aux heures où Naples s’ensieste, traîner à Mergellina pour regarder les pêcheurs qui, entre les barques, recousent leurs filets tout en surveillant leurs étals en bois : des caisses en polystyrène où sont ordonnés des rougets, daurades et mulets ; des grandes bassines d’eau claire où sont préservés des palourdes du Golfe, des moules, des huîtres et d’autres coquillages, d’où s’échappe parfois un poulpe vigoureux. J’aime visiter les églises baroques de Spaccanapoli dans lesquelles j’entre au hasard de mes pas et m’assois. J’aime traverser les marchés bondés et gras du quartier espagnol, où les motorini se fraient dans la foule parmi les étals de poissons. Mes grands plaisirs sont aussi les plus simples : prendre un caffè au Gambrinus et le caffè alla nocciola (café à la noisette) de Ciro à Mergellina, déjeuner d’un plat de pâtes en terrasse du Chiaia café, déguster la sfogliatella frola de chez Mary, à l’entrée de la grande Galeria Umberto, regarder un match de football au milieu des Napolitains au restaurant Acqualina sur la via Partenope.

Mais le plus bel endroit de la ville est, selon moi, la chartreuse San Martino, plantée sur la colline du Vomero, qui surplombe la ville en offrant une vue imprenable sur la baie. Stendhal, le plus italien des écrivains français, qui aimait prendre de la hauteur sur les choses, a sans doute aimé cet ancien monastère haut perché du xive siècle, sur une des collines de Naples, d’où l’on domine une mer de toits couleur Sienne. Cette ville ressemble à un film d’Ettore Scola. Sa modernité est de ne pas avoir trahi l’esprit de son passé – on se croirait dans les années 70-80 – pour penser à son avenir : les quartiers se rénovent et se piétonnisent, la ville s’embellit, s’adoucit, mêle ses cultures, populaire et bourgeoise. Tout en étant parfaitement européenne, Naples a su conserver son authenticité et son identité napolitaine (sa napoletanità), en résistant au tourisme de masse comme à sa standardisation culturelle. D’une certaine façon, sa mauvaise réputation fait sa force, la protège des importuns et des snobs qui la jugent sans la connaître, la craignent parce qu’elle ne leur obéit pas. Naples, si tolérante et humaniste, nous apprend pourtant à nous méfier des préjugés.

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