Un Welles peut en cacher un autre
Hollywood, années 70. La jeune Cybill Shepherd, qui partage désormais la vie de Peter Bogdanovich depuis que ce dernier l’a révélée dans La Dernière séance (1971), extraordinaire adaptation d’un roman signé Larry McMurtry, est contrariée. Alors qu’ils partagent ensemble une somptueuse villa de Beverly Hills, la voilà obligée de faire « ménage à trois » avec un envahissant quoique discret invité. Il s’agit d’Orson Welles, géant viré Gargantua, qui vit reclus dans une chambre d’où se dégage une odeur déplaisante de junk food oubliée et de cigare refroidi. Bogdanovich à la gloire bientôt – et injustement - vacillante, critique à la base, cinéphile enragé, protecteur ultime d’un Panthéon d’icônes vieillies aux tempes (Hawks, Walsh…), ne pouvait que recueillir le génie malchanceux de Hollywood. Welles n’en peut plus de porter sur ses épaules d’Atlas fourbu toute une constellation de projets avortés. Il en a pourtant en tête un dernier ; en attendant bien sûr les suivants (Vérités et mensonges, Filming Othello…), insatiable suractif qu’il demeure. De L’autre côté du vent ou l’histoire d’un metteur en scène tout comme lui revenu d’Europe (l’ubiquiste Orson y a tourné, entre autre, un irradiant Falstaff tout en se fourvoyant dans une poignée de nanars) pour un dernier coup d’éclat cinématographique face à la génération montante du Nouvel Hollywood.
Des caméos savoureux
De l’autre côté du vent, c’est donc deux fresques en une. Celle du metteur en scène à l’étoile pâlie, le « Hemingway du cinéma », J.J. « Jake » Hannaford (alias John Huston tel que dans la vraie vie : tous volutes de cigare et vapeur d’alcool dehors), de retour en Amérique pour un tournage difficile et qui fête son anniversaire parmi un aréopage idolâtre – l’occasion de caméos savoureux comme Claude Chabrol ou Dennis Hopper. En parlant de Hopper, il vient de dynamiter le Hollywood « de papa », celui d’Orson Welles précisément, avec son halluciné Easy Rider. En fin analyste du cinéma contemporain, Welles saupoudre son film de la même sédition échevelée, de portraits de ces jeunes hérauts du bruit et de la fureur. La rébellion a bonne presse et, le vent, le réalisateur de La Soif du mal le sent encore tourner. Comme il s’amuse à charger, au passage, l’esthétisme boursouflé de l’Antonioni de Zabriskie Point – luxe blasphématoire dont lui seul, à l’époque, a le pouvoir de s’autoriser.
Mais au-delà de la simple mise en scène, c’est aussi le naufrage du réalisateur lui-même, incapable de terminer le moindre projet, qui s’inscrit ici en filigrane ; double-fond du nouveau tour de ce passionné de prestidigitation. Il en est effet alors en délicatesse avec son partenaire financier, Mehdi Bousheri, ni plus ni moins le beau-frère du Shah d’Iran. Intraitable, l’homme d’affaires bloquera les négatifs – plus d’un millier de bobines ! - durant plusieurs décennies, endormis dans les coffres d’une banque française. En 1985, neuf ans après le tournage de De L’autre côté de la nuit, Orson Welles s’éteint, devenu sur la fin l’invité récurrent et obèse de talk-shows américains qu’il honore d’anecdotes et des tours d’illusionniste qu’il affectionne.