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Pourquoi il faut s'intéresser à "El Planeta", le premier film d’Amalia Ulman

Avec son long-métrage "El Planeta", comédie noire présentée à Sundance, Amalia Ulman se penche sur le déclassement social.
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Mon psy m’expliquait récemment qu’une faction de ma famille était comme coincée dans un drame interne d’excès et de privations, un ricochet incessant entre abondance écœurante et insupportable pénurie. Pour moi, c’est plutôt une comédie, mais je l’ai quand même noté dans mon calepin. Et puis, quelques jours plus tard, j’ai vu le premier film d’Amalia Ulman, El Planeta, qu’elle qualifie de “comédie noire sur l’expulsion”, et de nouveau j’ai griffonné “excès !” “privations !”. Le film raconte l’histoire d’une mère et de sa fille, Maria et Leonor, interprétées avec talent par la mère d’Amalia, Ale Ulman, et elle-même, plongées brutalement dans la pauvreté après la mort du père de famille. Leurs soucis financiers enflent comme une vague – elles ont du mal à se payer à manger, leur électricité est coupée, la date d’expulsion approche –, mais elles restent attachées aux plaisirs de leur ancienne vie, montent diverses arnaques et embrouilles pour entretenir l’illusion de leur ancien niveau social.

Maria serre un peu plus son col de fourrure, tire sur la poignée de son sac Burberry comme si ce dernier était une porte qui pouvait s’ouvrir pour la mener quelque part. Leonor fait des achats compulsifs sur Internet, lit Le Printemps et le reste de William Carlos Williams à la lumière du hall d’entrée, décore sa chambre d’un T-shirt qui proclame “Il faut que j’avorte mon enfant intérieur”. Amalia Ulman place son héroïne au cœur de “cette économie dans laquelle, pour pouvoir se payer à manger, les influenceurs doivent vendre sur The RealReal les vêtements de luxe que les marques leur ont envoyés”, un cycle du trop et du pas assez. La pensée magique saupoudrée sur tous les aspects de leur vie; un frigo vide, excepté les noms de leurs ennemis inscrits sur de petits bouts de papier gelés, piètres malédictions. Elles font leur shopping dans les grands magasins, aussi rayonnantes que les néons des salles qu’elles traversent, et rendent leurs articles dans les deux semaines. Elles ne travaillent pas, pas vraiment, du moins. Leur petit appartement est un temple dédié à leur chat, mystérieusement absent; ces folles à chats sans chat habitent un espace empreint d’étrangeté et de chagrin. Elles font des festins de pâtisseries gratuites. Se gobergent au restaurant et font mettre la note sur le compte d’un politicien local, Leonor prétendant être sa maîtresse. Et puis on comprend que le ciment de cette famille est le souci de l’autre. On nous révèle progressivement qu’un accident de bus, des années auparavant, a laissé Leonor handicapée, souffrant de douleurs chroniques et de difficultés à marcher. Dans un mélange brillant d’intimité chamailleuse et d’esprit acéré, le film tire le portrait de deux femmes si dévouées l’une à l’autre et à leur fantaisie qu’elles en parviennent à occulter leurs contradictions. Par moments, on imaginerait presque qu’elles arriveront à s’en sortir par la seule force de leur croyance.

Amalia Ulman, née en 1989, qui incarne Leonor, a écrit, réalisé et produit El Planeta, dont la première numérique a eu lieu au festival du film de Sundance 2021. Tourné dans sa ville de Gijón, dans les Asturies, en Espagne, et avec sa mère comme actrice, le film “a évidemment des aspects autobiographiques, notamment le handicap et l’expulsion”, reconnaît la cinéaste. Le scénario s’inspire de sa vie, et le style visuel de son art : “Les pâtisseries, le décor ‘tout- à-1-euro’, les transitions, etc., sont des références directes à mes œuvres.” Amalia Ulman usait déjà de ces glissements entre vérité et fiction dans sa pratique artistique. Son travail le plus connu est Excellences & Perfections (2014), sur Instagram, où elle a élaboré et interprété une version scénarisée d’elle-même. Dans ces carrés, une jeune femme se construit, incarnant divers clichés de la féminité en ligne – avec tout ce que ça implique de déplacement d’érotisme : mammoplastie fictive (photos obscures de sa poitrine  bandée à l’appui), assiettes de demi-avocats, queues de cheval hautes et thigh gaps, T-shirts pastel à slogan, lingerie baroque, mentons pointés. Il s’agit là, clairement, d’un nouveau type de procédé narratif. Pourtant, comme nombre de représentations de jeunes filles de milieu aisé, il a été perçu comme une forme de mensonge, une arnaque, parce qu’une partie du public avait du mal à faire la différence entre Ulman l’artiste et Ulman l’objet d’art. L’arnaqueur, l’escroc peut-il être considéré comme une sorte d’auteur? Quand je demande à Amalia si elle a des escrocs préférés, elle me répond : “Les histoires d’imposteurs les plus touchantes sont celles où le malfaiteur est un peu balourd. Généralement elles finissent mal parce qu’il est trop honnête.”

Leonor n’est styliste que d’elle-même, étant dans l’impossibilité de sauter dans un avion pour aller faire un travail qui ne la paierait que de publicité. Cette boucle tautologique de l’économie des petits boulots fait écho à la situation de Maria, une maîtresse de maison sans maison. On ne l’avait pas vue venir, mais la mère de toutes les arnaques, évidemment, c’était le capitalisme mondial.

Les costumes du film sont parmi les plus expressifs que j’ai pu voir récemment. Les tenues des héroïnes traduisent leurs joies, leurs fragilités et ce à quoi elles s’identifient. “Habiller Maria, c’était facile, parce que les gens de droite en Espagne, qui se croient élégants, portent un uniforme qui n’a pas varié depuis des décennies, explique Amalia.C’était plus complexe pour le personnage de Leonor, que Fiona Duncan m’a aidée à construire. Il me semblait important de montrer que si on laissait sa chance à Leonor en rémunérant son boulot de styliste, elle aurait vraiment du succès.” Leonor porte donc des vêtements d’une kyrielle de jeunes designers new-yorkais, comme Lou Dallas, Gauntlett Cheng, Veja, Women’s History Museum ou Martina Cox. Maria, elle, est presque toujours en pyjama, enroulée dans une couverture pour se tenir chaud, avec autour de la tête un bandeau de bain façon cartoon. Pour sortir, elle se déguise en femme riche : fourrure, sac, lunettes de soleil. Quand j’interroge Amalia au sujet du chat disparu bien plus regretté que le père mort, elle explique : “El Planeta est une entreprise familiale, et Holga [le chat, ndlr] est un pilier de la structure de notre famille depuis quinze ans... Je ne pense pas que ce soit intentionnel, mais il est évident que les rôles de femmes et d’animaux dans le film ont plus de poids que ceux des hommes, qui sont périphériques et ne représentent rien de plus que l’instrument de leur survie.”

Quand j’écrivais “excès” et “privations” dans mon carnet, je pensais au sens matériel, à l’argent. Mais je comprends que le film parle aussi de ce que signifie trop aimer ou pas assez, de la façon dont l’attention à l’autre, l’affection circulent entre les gens, à moins que ce flot ne soit perturbé, détourné par les barrières des rapports de classe, de l’exploitation et de la souffrance. Sans cela, l’amour pourrait continuer à tourner en rond, sans but mais avec une concentration accrue, comme deux femmes qui marchent côte à côte en faisant du lèche-vitrines.

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