Joaillerie

De Gabrielle Chanel à Elsa Peretti : elles ont révolutionné la joaillerie

Longtemps chasse gardée des hommes, le monde de la joaillerie a vu, tout au long du xxe siècle et jusqu’à aujourd’hui, quelques femmes d’exception s’imposer et révolutionner les codes des plus prestigieuses maisons. De Gabrielle Chanel à Victoire de Castellane en passant par Jeanne Toussaint, Elsa Peretti, Renée Puissant et Suzanne Belperron, retour sur six destins hors du commun
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L’affaire avait secoué la place Vendôme. La plupart des maisons étaient vent debout. Gabrielle Chanel venait de présenter, dans le cadre d’une exposition au profit d’œuvres caritatives, présidée par la princesse de Poix, une flamboyante collection de joyaux constellés de diamants, pour lesquels le dessinateur Paul Uribe et le fabriquant joaillier Lemeunier avaient prêté main forte. Une exposition à Londres devait suivre, une autre était prévue à Rome. Ce qui consternait plus précisément la place Vendôme, c’était le ton louangeur des critiques, notamment celles du journal L’Intransigeant. Ce dithyrambe, les gardiens du Temple ne pouvaient l’accepter. C’est “l’affaire Chanel”. Nous sommes en novembre 1932. Et pourtant, Gabrielle Chanel l’affirme : elle n’a aucune intention de faire concurrence aux joailliers. Il s’agit simplement, suite à une demande du groupe De Beers, de recréer un engouement autour du diamant, dont l’éclat a été malmené par la crise de 29. L’affaire va loin. Plusieurs joailliers de renom se réunissent à la Chambre syndicale. Ils demandent que les bijoux soient démontés. Chanel leur tient tête. Quelques bijoux ont survécu. Loin d’être anecdotique, cette affaire éclaire les us et coutumes d’une profession qui puisent ses racines dans un passé immémorial.

La joaillerie, contrairement à la mode, a été pendant des siècles régie par des guildes, confréries, corporations, qui encadraient scrupuleusement l’accès aux divers métiers de la profession. Ces corporations vénérables (la corporation des orfèvres a été fondée en France sous saint Louis) n’étaient pas ouvertes aux femmes. Les femmes pouvaient devenir marchandes de quatre saisons, couturières, drapières, mercières, lavandières, mais elles ne pouvaient pas devenir joaillières. Apprentis, compagnons et maîtres ne sont envisagés qu’au genre masculin. En quelques années, cette mise à l’écart va s’évanouir, grâce à des femmes de légendes. Portraits choisis.

Gabrielle Chanel

Le texte accompagnant la collection manifeste ce goût de la contradiction qui fait tout le sel de la mythique Parisienne : “La raison qui m’avait amenée, d’abord, à imaginer des bijoux faux, c’est que je les trouvais dépourvus d’arrogance dans une période de faste trop facile. Cette considération s’efface dans une période de crise financière où, pour toutes choses, renaît un désir instinctif d’authenticité, qui ramène à sa juste valeur une amusante pacotille.”

Les diamantaires avaient eu du flair en demandant à une faiseuse de mode de promouvoir leurs pierres précieuses. Novembre 1932, le Tout-Paris se précipite chez Mademoiselle Chanel pour découvrir son exposition “Bijoux de diamants”. L’Officiel de la Mode ne tarit pas d’éloges sur ces 47 pièces uniques : “Mlle Chanel manie les pierres précieuses avec le même goût, la même facilité qu’elle chiffonne un tissu : elle a formé des étoiles, des croissants, des nœuds, des franges en brillants, de facture toute différente de celle de l’époque où ce genre de bijou était à la mode.” Le magazine égrène la longue liste de personnalités présentes entre têtes couronnées et artistes tels Pablo Picasso, Jean Cocteau, etc. Les photos du catalogue sont réalisées par le jeune Robert Bresson, les parures sont posées sur des mannequins de cire, tout est transformable, sans fermoir : la créatrice a compris que le pragmatisme était le meilleur attribut de la modernité. “Si j’ai choisi le diamant, c’est parce qu’il représente avec sa densité, la valeur la plus grande sous le plus petit volume.” Mission réussie pour les diamantaires : en plaçant le diamant sous le signe de la mode, ils venaient de ressusciter son éclat terni par la crise. Mission réussie pour Chanel qui venait d’inventer le marketing de la valeur refuge. Mission réussie pour la haute joaillerie dont la postérité retiendra qu’elle fut, au final, la merveilleuse complice de l’émancipation féminine.

Jeanne Toussaint

Largement dominée par des corporations séculaires qui veillent farouchement aux prérogatives de ses membres, la joaillerie fut quasi exclusivement l’apanage des hommes jusqu’à la fin du xixe siècle. Le mouvement Arts & Crafts en Angleterre permit bien à quelques femmes de s’exprimer – on pense à Georgina Gaskin ou Edith Dawson. Leur activité, exercée aux côtés de leur époux, était cependant considérée comme un passe-temps distingué. Le mouvement suffragiste, puis la Première Guerre mondiale et sa pénurie de main-d’œuvre masculine liée à la mobilisation, allaient tout bouleverser.

Cette révolution influença probablement Louis Cartier qui, en 1933, prit une décision radicale : confier la direction de la création haute joaillerie à une femme. Cette femme, c’est Jeanne Toussaint que Louis Cartier connaît de longue date. Née à Charleroi de parents fabricants de dentelles, elle avait fui le foyer très jeune pour rejoindre sa sœur à Paris. Là, elle rencontra Louis, chez Maxim’s, avant que n’éclate la guerre. Un mariage fut évoqué. Le “conseil de famille” retoqua l’idée. Ils restèrent bons amis jusqu’à la mort de Louis en 1942. Chez Cartier, Jeanne Toussaint accomplit des prodiges. Elle rendit les diamants flexibles, fluides, imagina de nouvelles combinaisons chromatiques, conçut des bijoux à la fois figuratifs et tridimensionnels, qui attiraient les femmes indépendantes. Louis Cartier l’avait affublée d’un surnom tendre et taquin : “la panthère”; il avait raison, Jeanne Toussaint était la véritable Panthère de Cartier. Elle incarnait un panache et un élan créatif qui ont rugi avec force durant plusieurs décennies. D’où cette interrogation, posée sur un ton lyrique par la princesse Bibesco : “Qui donc êtes-vous, qui parfumez les diamants et qui rendez la richesse poétique?” Pierre Claudel, fils de Paul, eut ce premier élément de réponse : Jeanne Toussaint est “celle qui aura guidé la joaillerie vers la modernité sans jamais sacrifier le bon goût.”

Suzanne Belperron

À New York, le marchand Lee Seigelson a transformé sa galerie en temple de la joaillerie vintage. Un nom électrise ses équipes : Belperron. “L’engouement est tel que nous ne présentons certaines pièces qu’à nos clients privés.” Il faut dire que les bijoux imaginés par cette créatrice durant un demi-siècle, à partir des années 1920, semblent confirmer à chaque nouvelle génération la supériorité de leur signature. Karl Lagerfeld lui-même ne jurait depuis les années 60 que par cette créatrice joaillière. Le talent de Suzanne Belperron, née en 1900 dans le Jura, s’est révélé très tôt : ses premières créations manifestent une volonté de s’écarter des diktats Art déco du moment. Jeanne Boivin l’accueille au sein de la maison fondée par son mari René. Mieux, elle encourage sa jeune recrue de 19 ans à donner libre cours à sa vision du style. Les cabochons et pierres précieuses s’épanouissent sur des bracelets qui conjuguent galbe et épure dans une variété impressionnante de matériaux : cristal de roche, bois, platine et même l’acier. Chez Bernard Herz, négociant en perles et pierres précieuses, elle acquiert une renommée internationale en multipliant les tours de force techniques et stylistiques, utilisant la laque de manière originale, exploitant l’or 22 carats en le martelant selon des techniques africaines. Populaire de son vivant, Suzanne Belperron est rapidement devenue un mythe après sa mort, en 1983. Au point que le New-Yorkais Nico Landrigan, fils de Ward Landrigan – ancien directeur du département joaillerie chez Sotheby’s et actuel propriétaire de Verdura – décide dès 2004 de redonner vie à ses créations, tandis que l’expert joaillier Olivier Baroin s’engage à “pérenniser l’avenir de l’expertise de toute œuvre” réalisée par l’artiste. Des appétits et une effervescence planétaire donc pour des créations que la principale intéressée se refusait de griffer à son nom en arguant que le style était sa principale signature.

Renée Puissant

Après la Première Guerre mondiale, un souffle de pragmatisme rafraîchit les créations destinées aux femmes, que ce soit dans le monde de la couture ou dans celui de la joaillerie. Chez Van Cleef & Arpels, une femme a compris cette nouvelle équation, c’est Renée Puissant, qui n’est autre que la fille des fondateurs Alfred Van Cleef et Esther Arpels. Femme d’une remarquable élégance, elle est aussi douée d’un grand sens pratique. Ses premières initiatives relèvent en effet de ce qu’on appellerait aujourd’hui du “marketing”. En 1921, pour les fêtes de fin d’année, elle imagine une vente de bijoux “à prix spéciaux”. Ne vient-elle pas d’inventer en quelque sorte le prêt-à-porter de la joaillerie? Son flair s’exerce aussi dans les créations. En 1926, après le décès de son époux, elle endosse le rôle de directrice artistique de la maison fondée par ses parents. C’est sous sa direction que les créations s’enveloppent d’une sensualité particulière, se dote de volumes triomphants. Elle forme avec le dessinateur René Sim Lacaze un tandem fructueux. C’est sous son mandat que voit le jour le célèbre serti mystérieux ou encore la minaudière. Elle introduisit également des éléments du quotidien dans la conception d’objets précieux. On pense bien sûr au collier Zip qui incarne l’art de la transformation chez Van Cleef & Arpels.

Il tirait son inspiration des robes d’Elsa Schiaparelli qui avait métamorphosé les fermetures à glissière des vestes d’aviateurs en agréments de toilettes. La conception de ce collier fut longue et difficile. Il fallut attendre le début des années 50 pour que le premier collier Zip sorte des ateliers. Renée Puissant avait entretemps été emportée par les ténèbres de la guerre en 1942. La postérité éclatante du collier Zip qui, à bien des égards, domine la haute joaillerie du siècle dernier, atteste aujourd’hui encore l’immense contribution d’une femme qui a choisi jusqu’au bout la voie de l’indépendance et de la liberté.

Victoire de Castellane

Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, c’est Victoire de Castellane qui a proposé à Bernard Arnault de créer la joaillerie Dior et non l’inverse. “J’ai dit à Monsieur Arnault que je voulais créer une joaillerie qui n’existait pas.” En 1999, le monde de la joaillerie est bien différent de ce qu’il est aujourd’hui. Les maisons ne communiquent pas sur leur direction de la création. Elles s’abritent derrière la magie de leur nom, et bien malin celui qui connait celui de la “personne” qui imagine ou dessine les collections. En prenant vigoureusement la tête du département joaillerie et haute joaillerie de Dior, Victoire de Castellane fait davantage que de débarrasser la création de ses stigmates bourgeois, elle pave le chemin à ses consœurs qui, depuis, se sont accaparé le premier plan de la scène créative, y compris au sein de la place Vendôme. Son style, qui est davantage une idéologie qu’une esthétique, s’autorise toutes les thématiques – pirates, plantes carnivores, vampires –, ne refusant que la tyrannie du bon goût. Ses fleurs femmes deviennent venimeuses quand l’actualité se voile un peu trop ouvertement de ténèbres, ses teintes de prédilection s’échappent du spectre chromatique autorisé par le sérail pour apprivoiser la laque ou s’épanouir dans des combinaisons inédites, sous le seul signe du désir et de la flamboyance.

Ses nœuds, rubans, pétales, coccinelles défient la mièvrerie en superposant dans leurs lignes une sorte de sourire complice qui nous intime de ne pas trop nous prendre au sérieux. Pour fêter ses 20 ans chez Dior, la directrice artistique a imaginé une collection baptisée Gem Dior qui cristallise plus qu’elle ne synthétise la beauté intrinsèque, tellurique, des pierres précieuses. Et pour s’échapper une fois encore des chemins battus, c’est sur Youtube, avec son complice Loïc Prigent, que la créatrice a édifié, en la désacralisant, la première des nombreuses rétrospectives que la postérité ne manquera pas de lui consacrer.

Elsa Peretti

Louis Comfort Tiffany n’a pas attendu la révolution initiée par les suffragettes pour confier aux femmes des postes clés. Lorsqu’il prend la direction artistique de Tiffany’s en 1902, succédant à son père, il nomme Julia Munson à la tête du département joaillerie. Elle est remplacée par une autre femme, Patricia Gay, à partir de 1914. Leurs créations respectives dévoilent une remarquable utilisation du filigrane, de l’émail champlevé, du pique-à- jour, et se caractérisent par la vivacité de leurs couleurs déployées sur des colliers multigemme aux teintes inattendues. Même si la postérité n’a pas retenu leurs noms, elles ont contribué avec force à la renommée du joaillier américain.

Rien à voir cependant avec l’impact décisif qu’eut Elsa Peretti dans l’univers de la création contemporaine. C’était déjà une artiste reconnue lorsqu’elle se mit à créer exclusivement pour Tiffany’s en 1974. Son premier bijou est né dans son Italie natale dans les années 60. À Barcelone, où elle s’installa ensuite, elle imagina son premier pendentif vase, premier d’une série dont le succès ne s’est jamais démenti. Au-delà de son style unique fait de lignes simples, de courbes organiques, d’éléments du quotidien (haricots, cœurs, pommes, larmes, citrouilles, pinces de crustacés, os, étoiles de mer), au-delà du respect profond qu’elle manifeste pour les cultures dont elle s’inspire (ses bracelets en laque nécessitent 77 étapes pour être conformes à la technique ancestrale de l’urushi), il faut retenir le fait qu’Elsa Peretti a fortifié ce qu’on appellerait aujourd’hui l’“image de marque”. En réintroduisant les pièces en argent dans la ligne de bijoux Tiffany’s, en imaginant la ligne personnalisable Diamonds by the Yard – des diamants aux contours ronds et ovales simplement attachées à une chaîne en or ajustable –, la créatrice, également philanthrope, révolutionnaire et femme d’affaires avisée, a tout simplement proclamé que le luxe était l’affaire de tous.

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