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Comment les teens green font bouger la mode

En pleine désobéissance civique, une vague d’ados envahit les rues à travers le monde en brandissant des slogans tels que “Notre maison brûle”. Pendant ce temps, l’industrie de la mode s’interroge sur les limites de son système. Et si elle apprenait de ce printemps de la gen Z?
clothing apparel person human

Des yeux en amande, un petit nez rond, et d’éternelles tresses entourent le vi- sage de Greta Thunberg, devenue meneuse iconique de cette ruée verte de la jeunesse. Déplaçant les foules comme Rihanna remplit les stades, cette Sué- doise âgée de 16 ans réussit le pari de clarifier en quelques mots une pensée écologique des plus complexes. Plus intrépide que Cardi B, la Fifi Brindacier écolo lance le 3 décembre dernier, lors de la COP 24, cette sentence impéris- sable : “Nos dirigeants se comportent comme des enfants.” Entre quelques cours d’éducation environnementale et des parties de ping-pong avec Obama, la rouquine donneuse de leçons rencontre les chefs des gouvernements, écrit des lettres ouvertes, ou pose pour le Times. Mais c’est à Stockholm qu’elle se tient chaque vendredi, telle une apparition divine. Emmitouflée dans sa dou- doune pourpre, elle refuse de se rendre à l’école, et sa rébellion inspire un élan de désobéissance partout dans le monde : entre 20 000 et 40 000 jeunes, dans plus de 200 villes, exprimaient leurs angoisses dans les rues le 15 mars dernier. Les avatars de Greta se multiplient, pointant des questions environnementales locales: Luisa Neubauer en Allemagne, Lucie Atkin-Bolton en Australie ou en- core Youna Marette en Belgique. Dans la mode aussi, de nouveaux designers défendent ces causes universelles, mais l’icône emblématique, celle dont le vi- sage tapissera les murs des chambres d’ados du monde entier se fait encore attendre. “Il n’existe pas de figure forte, de leader grand public, selon Duran Lantink, finaliste au prix LVMH des Jeunes créateurs de mode. L’audience reste limitée à l’industrie. Des figures de la mode durable, comme Orsola de Castro à la tête de Fashion Revolution, pratiquent le recyclage depuis la fin des années 1990, pourtant parle-t-on assez d’elle ?”

Alors, serait-ce là le grand échec de la mode, pourtant si encline à produire de grands défilés spectacles et à parfaire des histoires mythiques autour de ses créateurs? Son message sur l’environnement oscille entre démodé et

“greenwashing”, ne parvenant à passer les frontières. “La mode repose en- core sur un système pyramidal. Pourtant les réseaux sociaux ont changé la donne, il faut une mode anthropologique: c’est-à-dire une mode qui s’inté- resse et s’adapte aux manières dont vivent les gens”, selon Tiffany Godoy, créatrice de l’Instagramazine The Reality Show. Un mouvement mondial d’entraide, à l’image de cette jeunesse qui parle en chœur des problèmes écologiques, parviendra-t-il à éclore dans la mode ?

La mode verte : un simple happening ?

Le 2 juillet dernier, en marge de la semaine de la haute couture, les Parisiens ont pu voir des mannequins munies de pinces à ordures, balais et sacs pou- belles nettoyant les rues du 15e arrondissement. Un acte des plus significatifs quand on pense que la Semaine de la haute couture reste l’affaire de quelques clientes privilégiées. À l’origine de ce happening alarmiste, le duo néerlandais de la marque Schueller De Waal, connu pour ses “fashion therapies”, utilisait les codes du défilé pour poser des questions environnementales. En faisant appel à la participation du public, la performance se transforme en interven- tion citoyenne. Un moyen parfait pour signifier l’urgence, cette menace récur- rente dans les discours des lycéens. Selon Eliane Heutschi, fondatrice de la marque de mode Savoar Fer (traduction phonétique de savoir-faire, ndlr), ces actions coups de poing ne peuvent rester isolées: “Il faut des groupes de discussion impliquant de nouveaux acteurs. Pour mener une réflexion sur la mode et l’environnement, il faut du temps. Sinon, tout peut tourner rapidement en tendance ou en greenwashing. Ce sont des sujets complexes qui demandent l’examen de nombreuses disciplines.” Depuis cinq collections, cette créatrice suisse explore des techniques ancestrales de la mode et veut prouver qu’une mode écologique dotée d’un design graphique et désirable existe. 

Look Mia 2019, Casa 93

Après sa  ligne Réparation, elle lancera une collection 100 % recyclée début septembre.

“Cela m’a semblé évident après une discussion avec des acteurs du secteur pour qui la mode écolo se réduit encore à un style hippie des années 1970. Il faut faire évoluer les mentalités. Les moyens de production comme les propo- sitions esthétiques seront décisifs”, déclare-t-elle avec enthousiasme.

Le savoir-pouvoir de la génération Z

“Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer”, écri- vait le philosophe Michel Serres, alors âgé de 88 ans, dans son ouvrage Petite Poucette, ode à cette nouvelle génération connectée. Le philosophe consacrait une partie de son livre à l’école, aujourd’hui devenue le symbole usé d’un système éducatif. L’ont-ils lu? Chaque vendredi depuis onze mois, les étudiants de plus de 112 pays pratiquent l’école buissonnière, soutenus par les tweets de leur mentor Greta, qui martèle ce message: “Les gouver- nements doivent faire leur devoir. Dans le système scolaire classique, on nous parle du recyclage, de la fonte des glaces, mais on ne pousse pas les choses plus loin. C’est à la Casa 93 (école de mode gratuite ouverte à tous en Seine-Saint-Denis, ndlr) que j’ai véritablement été sensibilisé aux questions écolo- giques, raconte Marvin El Hijri, étudiant. J’adore les fringues, comme beau- coup de jeunes. Mais je ne m’étais jamais demandé pourquoi les collections changeaient tous les trois mois. Il m’a fallu attendre l’âge de 22 ans, et une école qui sorte des sentiers battus, pour réfléchir et découvrir des domaines comme la collapsologie, soit l’étude de l’effondrement de la civilisation in- dustrielle. Cela prouve qu’il existe de vrais problèmes dans le système éduca- tif actuel.” La Casa 93, fondée par Nadine Gonzalez, promeut la mixité so- ciale. “Chacun arrive avec son regard, son expérience et ses idées sur la mode de demain. Les échanges sont importants. L’entraide règne, sans ellenous n’arriverons à rien”, conclut Marvin. Pour le défilé de fin d’année, c’est une tenue “armure” pour pallier un futur aux ressources limitées que les élèves ont dû imaginer avec Noémie Balmat, cofondatrice du magazine en ligne Futur 404. Marvin El Hijri l’analyse ainsi: “Les intervenants ont été pri- mordiaux. En tant que jeune créateur, je ne peux pas me permettre d’entreprendre sans anticiper l’avenir du vêtement.” Pour écrire ce nouveau récit éducatif, c’est également le format du stage qu’il s’agit de repenser : “Il fau- dra des modules plus immersifs qui permettent de comprendre comment fonctionne une entreprise de mode, des étapes du sourcing à la vente, explique Eliane Heutschi qui utilise sa marque comme plate-forme. Et des stages de deux mois, intensifs et exigeants, pour sensibiliser un maximum de jeunes qui rêvent de la mode”, ajoute-t-elle. Moins de paillettes, plus d’enga- gement : un combat de longue haleine s’annonce.

Bien loin de la frénésie insouciante des spring breaks de leurs aînés, les teens de la révolution green ont recours à des actions spectaculaires pour faire ad- venir de nouveaux récits. Exemple: le mouvement Zero Hour vient de lancer une campagne pour réfléchir à l’aspect intersectionnel (discriminant, ndlr) dans la justice climatique. “Beaucoup plus avancés et sensibles que la géné- ration précédente, ces nouveaux militants savent également qu’ils ont un impact. Les industries comme la mode ne peuvent plus se dérober”, confie Eliane Heutschi. L’entraide, une meilleure justice et une nouvelle éducation : autant de thèmes qui animaient depuis longtemps les jeunes créateurs et qui, au- jourd’hui, sont sur le devant de la scène. Plutôt que de se demander si ces jeunes lanceurs d’alerte peuvent sauver le monde, la question est de savoir comment les accompagner. Et que la mode ne soit plus “un spectacle à sens unique, mais une scène d’échanges”, espère Duran Lantink.

Look Savoar Fer (ligne Réparation), automne-hiver 2019-20.

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