Hommes

Daniel Mendelsohn :"Trump est clairement un protofasciste vulgaire"

Il creuse : la mémoire, les mythes, le paysage contemporain. À chaque livre, l’écrivain Daniel Mendelsohn s’engage un peu plus loin dans l’aventure littéraire. Un ouvrage consacré à son père était l’occasion rêvée pour ouvrir avec lui un dialogue.
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Un matin d’août, quelque part dans une maison de Miami Beach. Daniel Mendelsohn est à l’heure, assis en polo noir devant son ordinateur. Le célèbre écrivain et critique new-yorkais vient passer des vacances ici chaque été dans la thébaïde floridienne de l’un de ses amis éditeurs. C’est là précisément, dans cette ville au soleil éternel, que débutait Les Disparus, son précédent ouvrage, vendu à plus de 140 000 exemplaires en France, qui narrait sa longue enquête à travers le monde pour retrouver les traces de six membres de sa famille tués par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. On y trouvait déjà cette obsession toute proustienne de vouloir ressusciter le passé. Une obsession qui l’avait mené, bien avant de commencer à enseigner la littérature classique à l’université, à écrire dès l’âge de 10 ans à son grand-père des lettres pleines de questions numérotées sur la mischpuchah (la famille), ou à construire un modèle réduit du Parthénon dans sa cave, témoignage de sa fascination jamais démentie pour la Grèce antique. Celle-ci occupe encore une place centrale dans son nouveau livre, consacré à son père et placé sous l’égide de L’Odyssée d’Homère, auquel il emprunte le titre. Construit en trois actes, il rappelle la structure des tragédies de Sophocle ou d’Euripide: d’abord la classe du Bard College, où Mendelsohn donne un cours sur la fameuse épopée d’Homère à des élèves de première année de fac et à laquelle son père, à 80 ans passés, va décider d’assister durant un semestre ; puis le bateau sur lequel tous deux vont effectuer une croisière thématique en Méditerranée “sur les traces d’Ulysse” et apprendre à se connaître tardivement ; enfin, l’hôpital où le vieil homme, victime d’un AVC, va rendre l’âme, sous l’œil éploré du fils retrouvé. Le parallèle qu’il tisse avec L’Odyssée tout au long du récit coule de source : comme Télémaque, l’écrivain part à la recherche de son père – ce scientifique austère, né dans la pauvreté un mois avant le grand krach de 1929, auprès duquel il a grandi au milieu d’un “long silence” –, et, comme Télémaque, il va interroger ceux qui l’ont côtoyé pour finir par découvrir “un homme aux mille détours” ainsi qu’est quali é Ulysse par l’aède dans l’antique poème. Un père charmant avec les étrangers, sensible par bien des aspects, dont l’apparente dureté ne fut qu’une manière de se protéger de l’échec, lui le fils d’émigré
qui avait grandi dans un minuscule deux pièces du Bronx, partageant le lit pliant du salon avec son frère handicapé par la polio. 

“J’aime beaucoup l’incipit du roman anglais Le Messager, de L. P. Hartley : ‘Le passé est un autre pays. On y fait les choses différemment’, déclare Mendelsohn. C’est exactement ça. Vous pensez savoir ce qu’est le passé, mais,
une fois que vous y êtes, cela n’a rien à voir. C’est tout à fait différent de vos attentes. Et très souvent déroutant.” Découverte d’un père donc, mais roman d’éducation aussi. Car on ne sort jamais le même du voyage vers
cet autre pays. C’était le cas de Télémaque déjà, ce sera le cas de Mendelsohn encore, obligé de se risquer hors de ses certitudes et du confort de ses souvenirs pour saisir cette gure qui lui a toujours échappé. “Ce n’est pas tant l’objet de la quête le véritable sujet du livre, poursuit-il, que le processus de recherche et ce qu’il nous apprend du monde et de nous-mêmes. Ce que le voyage fait de nous.” 

Textes fondateurs et enquête autobiographique

Le narrateur révélé à lui-même à travers un passé évanoui qu’il n’a de cesse de faire revivre : n’est-ce pas la même matrice que celle de La Recherche ? Mendelsohn, qui s’exprime dans un français exquis, est un grand lecteur de Proust, évidemment. Et, comme Proust, il sait que le passé n’est jamais que notre passé. C’est-à-dire notre manière singulière de nous le représenter et de le restituer aux autres. Une problématique qui était déjà au cœur des Disparus : on ne pourra jamais connaître l’horreur qu’ont vécue ceux qui ont péri durant la Shoah, en revanche on peut relater notre quête pour essayer de la comprendre et de s’en approcher, une quête qui ne peut être qu’intime au fond – d’où l’étiquette d’anti- Bienveillantes qui lui fut accolée un peu hâtivement. Idem dans son premier récit, L’Étreinte fugitive : au milieu des années 90, un éditeur lui avait passé commande d’un livre sur la culture gay, mais Mendelsohn s’est très vite heurté au syndrome de la page blanche ; il s’est rendu compte alors que la seule manière de donner du sens à ce livre était de parler de lui-même et de raconter sa propre expérience d’homosexuel déchiré entre le désir de fonder une famille et celui de mener une vie sexuelle intense dans le New York de ces années-là, entre backrooms, drague dans les rues de Chelsea et tout premiers chats internet. Autrement dit : la seule manière d’évoquer l’identité gay était de partir à la recherche de la sienne. Mendelsohn, d’une certaine façon, fait partie de cette grande école des égotistes qui ont fait de l’enquête autobiographique un genre majeur et qui va de saint Augustin à Emmanuel Carrère, en passant par Rousseau, Gide ou Michel Leiris, pour ne citer qu’eux. Son originalité étant d’entrelacer à celle-ci un texte fondateur pour éclairer sa propre vie : L’Odyssée dans le présent ouvrage, la Genèse dans Les Disparus ou le mythe de Narcisse et d’Écho tiré des Métamorphoses d’Ovide dans L’Étreinte fugitive. “Comme critique littéraire, je me pose toujours la question de savoir pourquoi la grande littérature est si importante, pour quelles raisons on la lit, ce qu’elle peut nous enseigner. Je crois profondément que tous ces grands textes sont comme des schémas archétypaux de la vie. Et c’est pour cette raison qu’ils sont devenus des classiques. Ils disent quelque chose d’essentiel sur notre existence, à tel point qu’on ne peut vivre sans eux.” 

Charlottesville, Trump et la Bible
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Un humanisme qui paraît anachronique dans l’Amérique de Donald Trump, où, la veille de notre entretien, à Charlottesville, Virginie, un militant d’extrême droite a percuté avec sa voiture des militants antiracistes, tuant une personne et en blessant 19 autres. Le pire étant à mettre sur le compte du président américain en personne, qui a placé sur le même plan la violence de l’auteur de l’attaque et celle des manifestants antiracistes à travers des déclarations à l’emporte-pièce qui, une nouvelle fois, n’ont pas manqué de choquer l’opinion. “Cela me touche encore plus, car c’est là que je suis allé à l’université”, déclare Mendelsohn. Homère remplacé par le Ku Klux Klan trente ans plus tard, n’est-ce pas la triste parabole des États-Unis d’aujourd’hui ? “Oui, hélas. Nous sommes en train de vivre un cauchemar. Trump est clairement un protofasciste vulgaire, inculte et criminel. Cela peut paraître fou, mais nous songeons, avec mes frères et sœurs, à acheter une maison en Norvège si les choses tournent mal ici. À cause de notre histoire familiale, on ne peut s’empêcher de se demander à quel moment l’inscription est sur le mur”, dit-il en référence au passage du Livre de Daniel où une main mystérieuse annonce au roi Balthazar un grand malheur à venir. En attendant, Daniel Mendelsohn peut se réconforter en écoutant le classique d’Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’empire romain, en livre audio pendant son jogging quotidien, rythmé par le roulement des vagues de l’Atlantique. Le passé est un autre pays où il fait parfois bon se réfugier... 

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