Hommes

Alors, monsieur Bangle, qu’est-ce qu’une voiture, au juste ?

Parce que ses créations ne laissent personne indifférent, il est aujourd’hui le designer automobile le plus connu au monde. Parce que ses réponses sont aussi tranchantes que ses dessins, il est aussi l’une des personnalités les plus passionnantes à interviewer.
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Si vous prononcez le nom de Chris Bangle devant un amateur d’automobile, vous vous exposez à deux types de réaction : la première sera celle qui consiste à critiquer les BMW réalisées sous son règne quand il dirigeait le design de la marque bavaroise (il y passera dix-sept ans, de 1992 à 2009). La série 7 E65, au design très décrié lors de son lancement en 2001, poussera même certains amateurs à lancer sur internet une pétition demandant le départ de l’Américain. La seconde réaction, aussi marquée, consistera au contraire à prendre la défense d’un homme dont les fans louent le caractère visionnaire. Et force est de constater que dix, quinze, vingt ans après leur sortie, les voitures dont il a supervisé le style n’ont guère pris de rides (Coupé Fiat, BMW Z3, BMW Série 6...). C’est dire si les créations de l’homme, aujourd’hui à la tête du cabinet Chris Bangle Associates, ne laissent personne indifférent. Ainsi en va-t-il du projet REDS, dévoilé en novembre dernier au salon de Los Angeles. Véritable coup de maître que cette minicitadine de 2,9 mètres à motorisation électrique et à l’aménagement intérieur sophistiqué, avec un siège conducteur pivotant, une banquette arrière pouvant être convertie en canapé ou en support permettant de changer un bébé. Bref, un parfait outil de mobilité, non polluant... dont le style inattendu constitue un véritable aimant à regards. Pour qui en douterait encore, Bangle is back ! Il nous a accordé une interview, garantie sans langue de bois. 

Avez-vous bien dormi la nuit précédant la révélation du projet REDS qui a officiellement marqué votre retour dans l’industrie automobile ?

Abstraction faite des effets du jet-lag, j’ai suffisamment dormi la nuit précédant la présentation. Nous avions fait notre devoir, fait de notre mieux pour rendre justice au concept, et (surtout pour moi) les hommes et les femmes de l’atelier où nous avons construit et testé la voiture étaient si spontanément enthousiastes au sujet de REDS que j’étais sûr du succès du projet. Bien sûr, il y a toujours l’inconvénient de jouer son propre rôle devant son entreprise, mais d’une manière ou d’une autre, quand vous êtes parmi des amis, il n’y a aucun problème pour bien dormir.

Est-ce que REDS est toujours une voiture ?

C’est une bonne question, qui peut être reliée à celle-ci, plus fondamentale : “Qu’est- ce qu’une voiture, au juste ?” J’ai toujours expliqué qu’il y avait une différence entre une “voiture” – qui est une projection de type avatar de vos émotions et de votre identité – et une “automobile”. Le “véhicule automobile” est à peu près aussi personnel et mémorable qu’un ascenseur (également un véhicule auto-mobile, vous remarquerez). La différence est entièrement une question d’expérience et de goût. La voiture d’une femme sera juste une automobile aux yeux d’une autre femme. De même, vous gardez un vif souvenir de cette voiture de troisième main avec laquelle vous avez fait vos premières armes et que vous laviez si consciencieusement, alors que vous ne vous souvenez pas de l’automobile-taxi dont vous venez de sortir, pourtant de la même marque et du même modèle. “Les automobiles sont ce que j’utilise et les voitures sont ce que je suis”, m’a dit un jour une dame. Dans cette perspective, REDS est clairement une voiture avec des caractéristiques qui la rendent inoubliable, et notamment toutes ces gammes de couleurs et de garnitures qui contribuent à la personnaliser. En tant que projection de soi, REDS vous renvoie l’image du “moi intelligent”, plutôt que celle du très freudien “le mien est plus long que le vôtre”.

Les véhicules électriques sont- ils un rêve de designer ?

Tous les clients qui veulent du design, du style, de l’unicité et du caractère dans leur voiture sont le rêve du designer. Au-delà de leurs avantages écologiques, les groupes motopropulseurs électriques représentent juste des paramètres différents de ceux des moteurs à combustion.

Quid des voitures autonomes ? L’intelligence artificielle remodèlera- t-elle complètement les voitures ?

La plupart d’entre nous avons été passagers d’une voiture conduite par un demeuré complet qui ne réagissait ni à nos demandes, ni à nos suggestions ni à nos suppliques. Que cela soit qualifié d’expérience avec intelligence artificielle ou d’idiotie 100 % nourrie à l’herbe est sujet à débat, mais je crains que ce soit un aperçu probable de notre vie future avec des robots à quatre roues. Peut-être qu’une bonne expérience Uber est le mieux que nous puissions espérer – propre, anonyme, ef cace. Beaucoup de gens pensent qu’ils continueront à être le conducteur principal de leur voiture, et que la capacité d’autonomie se limitera juste à une fonction du type “Dépassez s’il vous plaît, James” intégrée au volant. Or, il semble bien plus plausible qu’une fois ces voitures disponibles, la prochaine génération dans chaque famille n’aura aucune motivation pour obtenir son permis de conduire. Et une fois qu’il n’y a plus de conducteur dans le ménage, la question devient : qu’est-ce qui motive le design de la voiture ? Les bonnes vieilles normes d’expression de soi-même et le besoin d’affirmer son identité dans la meute sont dès lors remis en question. En même temps, cela pourrait aussi faire voler en éclats cette retenue conservatrice qui a longtemps embourbé le design automobile...

La provocation est-elle une nécessité vitale pour créer de l’émotion ?

Je doute de l’utilité de comprendre quelque chose d’aussi complexe que le design et les émotions humaines via le seul prisme de la provocation. Mais quand le design des voitures devient prévisible et ennuyeux au point de nous engourdir dans l’indifférence, peut-être que la provocation est un prix raisonnable à payer pour susciter de nouveau l’intérêt...

Le projet REDS aurait-il été différent s’il avait été développé par un constructeur traditionnel ?

Il n’existerait probablement même pas.

Pourquoi vos voitures semblent-elles tellement mieux en vrai que sur la photo ?

Comme le montrent les photos de livres de cuisine, les récits de voyage et la pornographie, rien ne se compare à la satisfaction de la réalité. 

Quelques années après votre départ de BMW, pensez-vous que vous auriez pu faire les choses d’une autre manière ?

Je regrette de ne plus écrire de mémos en Pig Latin (forme d’argot, ndlr). 

Le mouvement anti-Bangle vous a-t-il affecté ?

Je regrette cette période où les gens donnaient une dimension personnelle au design automobile. Ils s’étaient approprié les marques avec leurs propres interprétations, et se sont énervés lorsque l’entreprise – à travers le design – a changé le style dont ils pensaient être les dépositaires. Depuis, les “nounous” des marques ont dépensé beaucoup d’énergie en leur disant à tous comment ils devraient penser et se sentir, et plus rien ne les offusque...

Je détestais le design de la Série 7 E65 à son lancement, or cette voiture est ultra- moderne. Mieux, je rêve d’en avoir une ! Donc, vous aviez tout à fait raison en créant un nouveau langage formel. Mais n’est-ce pas un problème d’avoir raison trop tôt ?

Quelle belle confession ! Je suis heureux que vous ayez ni par aimer l’E65. Si une entreprise ne raisonne qu’à court terme, une telle évolution dans le design peut effectivement poser problème. Heureusement, la direction de BMW, à l’époque, était non pas intéressée par la prochaine tendance, mais par la “prochaine prochaine tendance”. Ils étaient bien meilleurs en prospective que de nombreuses autres entreprises.

Que pensez-vous du design automobile actuel ? Ennuyeux ?

Il pourrait connaître une légère embellie grâce à la détermination acharnée des gars de Lexus à faire passer leurs idées. Ces formes difficiles et provocantes méritent plus de considération. L’équipe de DS montrait beaucoup de promesses et j’applaudis leurs efforts initiaux, mais à force de rabâcher, ils ont perdu de leur fraîcheur.

Parlons des voitures françaises. Que pensez-vous de la nouvelle Alpine A110 ? De la DS7 Crossback ? Et quid de la Citroën C3Aircross ?

Il faut croire que le monde avait besoin de ce retour de l’Alpine. J’espère qu’au moins les designers se sont amusés avec ce “revival”. Quant à Citroën, ils ont plongé dans cette spirale des crossovers mollassons qui fait le bonheur des équipementiers et marque le triomphe du marketing sur l’authenticité. L’image du président Macron émergeant du toit ouvrant d’une DS7 Crossback ne se compare pas à celle de De Gaulle échappant aux assassins à bord de sa DS. Ils auraient, par exemple, pu supprimer le montant central de carrosserie pour renouveler la façon dont on entre ou sort d’une voiture, mais les délicieuses extravagances de ce genre sont les premières à être éliminées quand commence le long cheminement vers la voiture de série. À part ça, je suis sûr que ce sont de bonnes voitures. 

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