Pain Bénit
Commençons par un peu de mathématiques : quatre ans de travail, concentré dans un laboratoire-usine de 87 000 m2, une équipe de six personnes, pour un résultat proposant plus de 1 200 recettes, 5 526 photographies, 1 200 481 mots sur 2 642 pages. Non, cet ensemble n’aspire pas à régler le mystère des statues de l’Île de Pâques : cette dizaine de kilos de papier se propose d’explorer, sans rien omettre, le monde du pain.
Derrière cette entreprise folle, se tient un homme, moins animé par l’hubris que par le souci humaniste d’assouvir sa soif de connaissance, partant du principe optimiste que nous la partageons : Nathan Myhrvold. Son parcours mériterait une trilogie au cinéma, ce sera pour une autre fois. Qu’en dire brièvement ? Il commença ses études supérieures à l’âge de 14 ans (en mathématiques, physique spatiale et géophysique), il collectionne les squelettes de dinosaures (qu’il exhume lui-même, personne n’en a découvert plus que lui sur le sol américain), il a préservé l’intimité du mariage de Bill Gates (en louant l’ensemble des hélicoptères de la région d’Hawaï, la rendant ainsi inaccessible aux paparazzi. Le patron de Microsoft, où il travailla pendant treize ans, en dit qu’il ne connaît personne de plus intelligent), et dirige l’entreprise Intellectual Ventures, spécialisée dans la recherche dans les domaines de la technologie et de l’énergie, détenant plus de 30 000 brevets. Il faut accepter à contrecœur la possibilité que cet homme ne soit doté que d’un seul cerveau et se dispense sans doute de dormir: à ses heures perdues, pour qu’elles ne le soient justement pas, au lieu de traîner sur les réseaux sociaux ou de jouer à Fortnite, il s’occupe de cuisine, avec passion et rigueur. “Quand on me demande pourquoi j’ai fait un livre aussi énorme, je réponds qu’il fallait bien commencer quelque part”, plaisante-t-il. En 2011, son Modernist Cuisine: Art et science culinaires signalait déjà que l’exercice culinaire pour l’homme (dont a oublié de préciser qu’il était également diplômé de l’école de cuisine La Varenne) méritait d’être pris au sérieux : 2 438 pages et 23,7 kilogrammes d’expériences et propositions de recettes affinées au plus près de leur vérité scientifique. En inventeur, insatisfait de l’offre sur un marché de l’édition pourtant obscènement généreux en propositions éditoriales, Myhrvold décida de prendre les choses en main : “Modernist Cuisine est le livre que j’aurais aimé pouvoir acheter, un ouvrage qui appliquerait la science culinaire à la pratique. Comme il n’existait pas, je l’ai écrit ! Les premières expériences ont été réalisées dans ma cuisine, chez moi. Au même moment, ma société construisait un laboratoire. Mais on manquait de projets pour l’utiliser à plein temps, donc on l’a investi...”
Francisco Migoya, passé par de belles adresses (le mythique River Café de Brooklyn, ou The French Laundry à Yountville), depuis 2014 chef exécutif des cuisines où l’où cogite à donner aux chefs de quoi nourrir, si l’on ose dire, leur démarche, se souvient de son émerveillement à la découverte du livre : “Quand il est sorti, je me suis tout de suite dit que c’était un endroit de rêve, mais je n’étais pas certain qu’ils aient envie ou besoin de faire un livre sur la pâtisserie, ma spécialité. Des années plus tard, un ami m’a demandé si un poste de chef de cuisine là-bas m’intéresserait...” Le luxe de détails et la richesse visuelle de l’ouvrage (dont les photos sont signées... Nathan Myrvhold) confirment les propos du chef : “Nathan est le patron le plus incroyable que j’ai eu. Et je ne le dis pas parce qu’il lira ces lignes ! Nous échangeons très régulièrement, nous voyageons beaucoup, l’année dernière, nous sommes allés trois fois en Italie, et plusieurs fois en Amérique latine, aux États-Unis, pour préparer notre prochain livre sur la pizza. Nous n’avons aucune excuse logistique pour ne pas faire notre travail.” Il dirige aujourd’hui une équipe de quatre personnes (trois chefs, dont lui, et deux scientifiques). “Entre 80 et 90% des idées viennent de Nathan, reconnaît-il. On le voit une ou deux fois par semaine, on lui soumet nos avancées, nos impasses. Le lundi, vers 7 h, on définit le programme de la semaine, des expériences, des essais de recettes. Chaque chef reçoit une feuille de route, et je coordonne leurs activités avec celles des équipes scientifiques, on essaie de jeter un pont entre applications concrètes et expérimentations. Tout au long de la journée, on compare les tentatives, on fait aussi des séances de dégustation, des impressions en 3D, différents tests... Ensuite, on peut arriver à l’étape de l’élaboration de la recette, cela peut pendre des semaines, parfois beaucoup moins. On commet des erreurs mais on fait en sorte qu’il y en ait le moins possible et surtout que les recettes soient intelligibles et réalisables par tous. Les livres de recettes partent toujours du principe que tout va pour le mieux, on prend en considération toutes les variables, comme la température de la cuisine, pas forcément à 22°, pas nécessairement avec le meilleur four du marché, etc. Notre travail est de le rendre accessible au plus grand nombre possible. Je crois que tous les chefs devraient avoir une compréhension scientifique de leur métier. Les scientifiques culinaires connaissent la cuisine dans sa dimension moléculaire, ce n’est pas pour autant qu’ils réaliseront une omelette parfaite, même s’ils savent ce qui la rend parfaite tandis qu’un chef peut savoir la réaliser, sans savoir pourquoi. Le savoir a toujours guidé les progrès de la cuisine. Tout le monde n’a pas besoin de tout savoir, c’est notre travail, mais tout le monde peut en bénéficier. Ce livre est une boîte à outils.” On retrouve ce même souci dans l’esprit de son instigateur : “Il y a des dizaines de milliers de livres de recettes... Ce qui rend mes livres uniques, c’est que j’explique le pourquoi du comment. Si cela vous intéresse, ils sont pour vous. Cuisiner est une expérimentation scientifique quotidienne, qui ne se termine pas nécessairement comme vous l’attendiez.” Ce nouveau projet est né du constat de “l’immobilité du monde du pain, comme le résume Nathan. Il était nécessaire de le secouer, de démontrer qu’on pouvait encore innover. Dans les années 1960 et 1970, on a commencé à remarquer que la qualité du pain déclinait au même moment que son prix baissait. S’il y a eu un retour à une production plus artisanale, et qu’elle visait à améliorer sa qualité et à offrir une plus grande variété, l’accent était mis sur le passé. S’il fallait une analogie, je dirais que cette démarche évoquerait une voiture avec un énorme rétroviseur et un tout petit pare-brise.” Apollonia Poilâne, à la tête de la maison portant son nom, et qui a signé l’avant-propos, va dans ce sens (en marche avant, donc): “Son approche scientifique et sa précision permettent d’expliquer ce que le boulanger appelle la magie du pain. Nous partageons la curiosité de comprendre comment il est fait. Sa réflexion et celle de son équipe nourrit les innovations de demain et offre un tremplin aux générations à venir. Ces livres sont une chance pour tous.”
En cinq volumes, il est ici question d’histoire, d’équipements, de matières premières, de techniques et de recettes. On ne saurait contester son exhaustivité. Il est rappelé avec justesse que le pain, qui occupait une place centrale dans notre alimentation (en 1900, les miches pesaient deux kilos pour les plus légères, et l’on consommait 900 grammes de pain par jour), s’est vu relégué en périphérie des repas, et la nature même de sa conception s’en est trouvée profondément modifiée. Dans ce récit fascinant, on apprendra aussi l’évolution de son taux d’hydratation, des techniques de cuisson, de la difficulté de reproduire un pain retrouvé parmi les décombres de Pompéi... Surtout, les recueils dédiés aux recettes combinent souplement expertise quasi-professionnelle et bienveillance ludique. “Le pain est fait de trois ingrédients, mais les possibilités, selon les proportions, sont infinies. C’est aussi l'un des rares éléments de la cuisine qui soit encore vivant avant d’être cuit (Nathan nous rappellera lors de notre échange qu’il partage avec le vin et le fromage la caractéristique de s’appuyer sur le recours aux micro-organismes et à la fermentation, confirmant que certaines alliances idéales sont chimiquement programmées...). Contrôler la fermentation et obtenir un résultat comestible est un enjeu. C’est peu cher à faire, mais l’investissement en temps est considérable, puisqu’il faut s’y prendre des jours en amont. Et le résultat peut être décourageant”, avertit Migoya. Cette plongée au plus près de la complexité de la cuisine, cette magnificence lyrique au service de la volupté gastronomique, renvoient, nécessairement, à un autre enjeu contemporain, bien saisi par Nathan Myrvhold: “Il y a bien des défis à relever; d’un côté, il faut nourrir des millions d’affamés, et de l’autre, nous sommes confrontés à la problématique de la surconsommation et au gâchis alimentaire, qui représente de quoi nourrir la partie du monde qui ne mange pas à sa faim! Ma société a une unité, Global Good Fund, qui emploie 150 personnes, qui se consacre aux pays en voie de développement, aux maladies liées à la nutrition, à l’agriculture. Notre rapport à la cuisine s’est développé quand l’accès à l’alimentation était incertain, précaire. Puis nous avons atteint l’ère de la surabondance et de la disponibilité immédiate. Il faut rééquilibrer les habitudes alimentaires, consommer plus raisonnablement, permettre à tous de se nourrir.” À s’approcher au plus près de la froide réalité scientifique, ne perd-on pas le plaisir innocent du toast matinal, la joie simple de croquer dans le quignon chaud de la baguette ? “J’ai une formation de physicien, rétorque Nathan, je sais de quoi sont faits l’atmosphère et le soleil, cela ne m’empêche pas d’apprécier un coucher de soleil. Quand je mange, que je sache comment les choses sont faites, eh bien, finalement, cela leur confère une saveur particulière.” Son chef exécutif ne le dit pas autrement: “Le savoir n’altère rien du plaisir.”
Modernist Bread: Art et science culinaires, de Nathan Myhrvold et Francisco Migoya, avant-propos d’Apollonia Poilâne et Ferran Adrià. Six volumes, 2 542 pages (éditions The Cooking Lab, diffusion assurée par les éditions Phaidon, 525 €). Parution le 1er octobre 2019.