L'Officiel Art

Faut-il aller voir "The Square" ?

Si elle n’a pas suscité l’unanimité du public, la Palme d’or 2017 a généré un intérêt appuyé du monde de l’art, qu’elle interroge à travers l’implacable portrait d’un conservateur de musée d’art contemporain. Et, au-delà, celui d’une société trop bien-pensante. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être fortuite... L’Officiel Art s’est entretenu avec le réalisateur, Ruben Östlund.
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Propos recueillis par Yamina Benaï

 

L’OFFICIEL ART : L’un des postulats du personnage principal de votre film, Christian, est la référence à l’esthétique relationnelle de Nicolas Bourriaud, théorie consistant à “juger les œuvres d’art en fonction des relations interhumaines qu’elles figurent, produisent ou suscitent”, l’art comme possible panseur du lien social détérioré ?

RUBEN ÖSTLUND : Oui, me semble-t-il, et ce à différents égards. Nous vivons une époque où la religion et la politique sont en conflit permanent. Si vous vous efforcez d’exprimer des valeurs humaines, comme tente de le faire The Square, votre propos est approprié par les mouvements de gauche ou de droite, qui vont y trouver matière à justification de leur parole. The Square développe un certain point de vue, affranchi de toute appartenance.


 

Cependant, The Square fait implicitement référence à cette enclave fondée en 2008 en Suède, où un quartier entier a “fermé” pour “protéger” ses riches occupants de possibles nuisances générées par la population considérée comme dangereuse. Paradoxal pour un pays dont le modèle social est cité en exemple. Christian, par ses faux-semblants, son insincérité incarne-t-il ces flux contradictoires ?

Effectivement, et il est intéressant d’observer qu’une telle initiative ait pu voir le jour, elle témoigne notamment de la perte totale de confiance en ce projet collectif de société dont la Suède se revendique, consistant à instaurer des passerelles entre les diverses populations. Ce “quartier fermé” est une manière très violente de contrôler l’extérieur. Considérer cet outre-clôture comme une menace, c’est dresser des frontières induisant que la responsabilité, le pouvoir se trouvent dans cet espace intérieur. C’est un signe de l’échec du schéma idéal de la société suédoise, et de la banalisation d’un individualisme grandissant. En lieu et place de cette grande communauté égalitaire à l’échelle de la société entière, se sont créées des communautés réduites, cultivant un entre-soi social rassurant pour ses membres. Or, chacun de nous est partie prenante, non au sein d’une pluralité de micro-unités mais d’un grand ensemble.


 

L’œuvre dont le film tire son titre porte l’inscription Le Carré est un sanctuaire de confiance et de bienveillance. En son sein, nous avons tous les mêmes droits et les mêmes devoirs.” Un vœu pieu ?

Cette œuvre nous rappelle précisément à notre responsabilité collective : à nos droits mais aussi à nos engagements. Banal à dire mais ce sont deux paramètres indissociables. Et dans le film, Christian est mis au défi de ses responsabilités, face à des situations auxquelles il se dérobe. Par lâcheté, par incompréhension, manque de sensibilité psychologique, par ignorance également. Tout brillant conservateur de musée qu’il est.

Dans le faisceau de situations auquel Christian se trouve aux prises, vous mettez en scène la mendicité, un phénomène relativement nouveau en Suède.

J’interroge ce facteur, apparu avec la mise en œuvre en Suède des accords de l’espace Schengen, il y a une quinzaine d’années. De nombreux débats ont alors eu lieu sur la manière de gérer cet afflux de mendiants, issus principalement de Roumanie. Et la notion de responsabilité les concernant a immédiatement été placée au plan individuel et non collectif, dans ce cas il s’est rapidement agi de culpabilité qui a pesé sur eux. Plutôt que de rechercher des solutions collectives qui relèveraient de réflexions et décisions au niveau de l’Etat, cette question importante a été laissée à l’“appréciation” de la personne. Christian ne déroge pas à cet état de faits et tente, à sa manière et son échelle individuelle, de gérer ces occurrences récurrentes. Avec sans doute de la bonne volonté mais beaucoup de maladresse. Ce qui, bien entendu, laisse le problème entier. L’œuvre qu’il inaugure dans son musée aborde la question de la responsabilité à hauteur d’une société entière, quant à son quotidien, il évoque la responsabilité individuelle.


 

En ce sens, vous filmez l’espace du musée de même que l’élégant appartement de Christian comme des sanctuaires de sécurité, en comparaison avec l’espace urbain où évoluent des mendiants et des voleurs. Vous utilisez ces deux territoires pour, d’une part la scène du vol de téléphone et portefeuille dont Christian est victime, et dont découle la structure du film ; d’autre part la scène de la performance lors du dîner de mécènes donné en l’honneur de l’artiste auteur de The Square. Là, vous avez choisi d’introduire la “sauvagerie” du dehors car l’artiste performeur endosse si bien son rôle de singe, qu’il fait voler les frontières en attaquant physiquement certains invités, sous l’œil totalement passif de l’assemblée... Jusqu’à ce que le “syndrome du spectateur” ne fasse plus effet sur les convives et qu’ils se ruent en masse et agressent violemment le performeur.

Ce syndrome du spectateur m’interpelle : lorsque plusieurs personnes sont témoins d’une scène de violence et n’interviennent pas, saisies de paralysie. Les psychiatres expliquent ce phénomène, notamment, par un processus de dilution de la responsabilité. Une sorte d’inhibition au mouvement naturel d’aide à une personne en danger ou difficulté face à la multiplicité de témoins de l’événement. Le contexte de la scène du vol est ainsi inspiré d’une expérience personnelle à Göteborg, où je réside, mais qui ne concernait pas un vol. Une jeune femme s’est jetée dans mes bras me suppliant de lui porter secours, un homme m’a alors saisi par l’épaule avec une quasi-injonction de l’aider à secourir cette personne. Rétrospectivement, je me suis fait la réflexion qu’une personne isolée, bien que de bonne volonté, n’a pas les moyens pertinents pour briser ce syndrome du spectateur, et que pour ce faire, il est nécessaire de créer un nouveau “groupe”. En l’occurrence cet homme a donné la possibilité que le “je” individuel devienne un “on” collectif. Aussi, il me semble que j’ai envisagé certaines scènes de mon film suivant une perspective comportementale. Mon propos n’est pas de placer la culpabilité sur l’individu mais d’illustrer de possibles modus operandi pour faire “autrement”. Les deux scènes que vous évoquez ont réellement cette vocation d’ordre pratique, souligner un comportement humain peu glorieux mais qui, potentiellement, nous concerne tous. Et indiquer de possibles pas de côté pour éviter les désordres de l’effet de groupe.

Il est à noter que lors de cette scène du dîner des mécènes, l’artiste auteur de The Square est le premier a être tourmenté par la performeur-singe, aussi décide-t-il assez rapidement de quitter la réception. L’artiste représentait-il un semblant de civilisation qu’il fallait chasser ?

Pour renforcer l’impact de cette scène, et souligner le comportement du performeur-animal qui n’est mû que par des instincts et des besoins, je souhaitais éliminer la figure de l’artiste, concentrant l’attention sur ce moment de performance dans la performance. L’artiste, tout d’abord dans la majesté de sa toute-puissance, entouré de dizaines de donateurs venus célébrer son talent, chute de cette position dominante. Le temps était venu de modifier le “paysage”, renouveler la donne.


 

Si l’on se réfère au territoire artistique des pays scandinaves, on observe une sorte d’excellence en la matière : des commissaires et théoriciens tels Pontus Hulten, des lieux et manifestations de grande qualité comme la Kunsthalle Stavenger. Or il y a une sorte de dissymétrie entre cette excellence et la réalité sociale de ces pays, de même que l’image qu’ils cherchent à livrer d’eux-mêmes.

Je ne considère pas les sociétés scandinaves comme “schizophrènes”, mais il me semble qu’elles fonctionnent sur des extrêmes. D’un côté les citoyens ont une confiance démesurée en l’Etat, de l’autre ils sont profondément individualistes. Ainsi, en Suède, par exemple, nous n’accordons pas tant de confiance que cela en les valeurs et la structure familiales, la confiance se situe entre l’Etat et la personne. C’est très particulier. En Allemagne, par exemple, la confiance est portée sur la famille et l’Etat ; aux Etats-Unis, seule la famille et l’individu comptent, l’Etat y est toujours considéré comme hautement soupçonnable. Ce que j’apprécie dans la société suédoise, c’est sa propension à s’interroger et à lutter pour l’égalité.


 

Dans la Pusher Trilogy, le Danois Nicolas Winding Refn met en scène deux entités opposées : un monde bourgeois confortable, et un univers de gangs d’extrême-droite, auteurs de violences à l’égard des étrangers résidant dans le pays. Dans votre film ces antagonismes sont également définis et incarnés. Christian vit au cœur de la ville et les étrangers se trouvent dans des barres d’habitations en lointaines périphéries, où le conservateur est contraint de se rendre pour tenter de récupérer ses effets volés – après avoir mis au point un minable stratagème. S’il parvient à ses fins, c’est aussi le début de ses ennuis personnels et professionnels.

Cette dichotomie est un des problèmes majeurs auquel la société doit faire face et apporter des solutions concrètes afin que l’intégration des populations migrantes – dont le nombre n’a aucune raison de décroître étant donné le contexte géopolitique actuel –, se fasse dans de bonnes conditions. Ce qui s’est produit en Suède est que les classes ouvrières ont eu à faire face aux conséquences de l’immigration. Qui, à mon sens, revêt une double réalité, positive et négative. C’est une question essentielle et complexe à résoudre, et la désillusion des classes ouvrières a donné naissance à des mouvements extrémistes. Pour ma part, je suis fondamentalement pour une généreuse politique pro-immigration mais il est primordial que l’ensemble de la société mène une réflexion de fond et se prépare à assumer les conséquences.


 

Dans votre film, toutefois, la famille accusée à tort du vol quitte la cité, et Christian au moment de formuler les excuses si vigoureusement et courageusement réclamées par le jeune enfant se retrouve devant porte close. C’est un aveu d’échec de cohabitation des deux mondes.

Effectivement, mais ce que je souhaitais prioritairement mettre en relief est le sentiment de culpabilité de Christian, qui ne trouvera aucun apaisement. Son geste arrive trop tard. Il aura à affronter longtemps encore la médiocrité, la bassesse de son attitude. Le temps de réflexion et d’action qui lui était imparti pour réparer son erreur est révolu. Il en prend conscience dans le voyage de retour à bord de sa voiture électrique, un moment alourdi du regard sans concession de ses deux filles, entraînées dans ce parcours qu’il espérait réparateur, voire initiatique.

 

Pourquoi avoir choisi le domaine de l’art contemporain pour exprimer ces sujets ?
Lorsque j’ai débuté mes recherches dans le cadre de ce film, je me suis rendu partout dans le monde, visitant de nombreux musées d’art contemporain. A mes yeux, et cela irritera peut-être vos lecteurs, ce que l’on y voit est toujours plus ou moins la même chose : un morceau de néon, un texte composé de néons, un signe en néon sur un mur... comme s’il s’agissait d’un rituel, un passage obligé pour chacun de ces musées que d’accueillir ce types de pièces, et de tous ressembler au Moma de New York. Les différentes expositions que j’ai vues dans ces lieux n’ont pas fait affleurer tant de nouveaux questionnements que cela. Et il m’est apparu que ce qui est présenté dans ces white cubes est en totale rupture avec la réalité prégnante hors ces murs. En tant qu’individu nous devons, me semble-t-il, nous interroger en permanence. Que suis-je en train de soutenir ? Est-ce un monde tel que les conventions le proposent, où ce que je vois est-il en lien pertinent et interpellant avec la réalité ? Les notions de convention et de provocation évoluent, bien entendu, au fil du temps. L’Urinoir de Duchamp fut une révolution en son temps. Aujourd’hui, il est devenu une convention de l’histoire de l’art. Parallèlement, le discours qu’adoptent les théoriciens de l’art est bien souvent un leurre pompeux, vide de toute matière. J’ai voulu montrer, également, ce que j’estime être de la supercherie.
 

 

The Square, en salles le 18 octobre.

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