Si l’opéra m’était conté : La Flûte enchantée revue par Frances Stark
Propos recueillis par William Massey
L’Officiel Art : La Flûte enchantée est l’un des opéras les plus populaires jamais présentés. Composé par Mozart en 1791, son succès fut immédiat – 100 représentations dès la première année – et sa postérité foisonnante dans le champ de la musique, mais aussi de la peinture, du cinéma, de la littérature et de la philosophie. Quelle est la genèse de votre adaptation de ce monument de l’opéra et comment s’inscrit-elle dans votre pratique ?
Frances Stark : Je n’avais pas d’appétence particulière pour la forme de l’opéra avant de mettre ce projet sur pied. En effet, si j’avais assisté à des représentations de La Flûte enchantée de Mozart à plusieurs reprises, c’est grâce au film d’Ingmar Bergman de 1975 que je suis véritablement tombée amoureuse de cette œuvre, il y a une dizaine d’années. Avec les sous-titres, je pouvais enfin comprendre l’histoire et la relier à la musique ! Je me suis sentie transportée par la magie de La Flûte enchantée, dans un élan quasi mystique, philosophique.
Lorsque j’ai présenté ma candidature à l’Absolut Art Award il y a deux ans, j’ai saisi l’opportunité de proposer un projet non-réalisé qui avait germé dans mon esprit : ma propre version de La Flûte enchantée. J’avais alors entrevu la possibilité de collaborer avec le rappeur DJ Quik, un rappeur de la Côte Ouest dont la jeunesse a été marquée par l’appartenance à un gang mais qui a réussi à s’en sortir par la musique. Pour moi, il incarnait la dimension émancipatrice de l’art, ou comment une sous-culture pouvait constituer une échappatoire à un certain racisme institutionnel et à une forme d’exploitation économique. J’avais projeté sur lui cet idéal libérateur, mais il s’est avéré qu’il n’était pas encore prêt à rentrer dans ce dialogue avec moi.
Au même moment, j’ai fait la rencontre décisive du chef d’orchestre classique Danko Drusko, à l’époque étudiant en doctorat. J’ai donc effectué un choix diamétralement opposé, en embrassant pleinement la dimension classique de l’œuvre de Mozart, tout en cherchant à donner la priorité au texte et au processus même de l’apprentissage de l’opéra, deux aspects qui relient directement ce projet à ma pratique.
Effectivement, le titre complet de votre film est “The Magic Flute : A pedagogical opera”. Qu’entendez-vous par “un opéra pédagogique” ?
Au départ je souhaitais que ce projet soit une façon d’aborder la crise de l’enseignement, mais c’est davantage devenu l’histoire d’un opéra enseigné et appris à différents niveaux.
Le film – qui consiste quasi exclusivement en la projection du texte provenant du livret de l’opéra – est avant tout l’aboutissement de mon propre apprentissage de la musique et de l’opéra : j’ai fourni un travail intense pour lire les partitions et repartir du texte original en allemand. J’ai utilisé deux traductions existantes ainsi qu’une traduction automatique, pour parvenir à ma propre version, en anglais. Puis, lorsque j’ai disposé de la bande son réalisée par Danko Drusko, j’ai pu affiner ma traduction pour l’adapter au rythme de la musique.
En ce qui concerne cette dernière, le travail a été considérable : Danko a eu à reprendre l’intégralité de la partition et l’adapter à un nombre très réduit de musiciens puisque d’une partition écrite pour un orchestre entier, nous sommes passés à 13 musiciens. De surcroit, des musiciens solo jouaient les mélodies initialement composées pour les chanteurs. Danko a enseigné cette partition adaptée à un orchestre de jeunes, constitué pour l’occasion. Les jeunes avaient entre 10 et 19 ans et venaient majoritairement du quartier très défavorisé de South Central à Los Angeles. J’aime l’idée que ce projet se retrouve ainsi au cœur de leur propre processus d’apprentissage et d’émancipation. Enfin, pour le public j’ai essayé de réaliser un film qui montre la “colonne vertébrale” de l’opéra, sa substance profonde, en éliminant tout le superflu, et qui permette à l’opéra d’atteindre chacun de manière directe et, je dirais même, joyeuse. C’est donc aussi un peu moi qui enseigne l’opéra au spectateur.
Du point de vue formel, dans quelle mesure vos choix esthétiques – les polices de caractères notamment – permettent-ils d’inscrire votre œuvre dans une certaine idée de la “pop culture” ?
Ma pratique consiste à offrir au public une expérience visuelle de la compréhension. Lire est visuel… vous conviendrez qu’on ne peut pas lire les yeux fermés ! Aussi, ma spécificité formelle en tant qu’artiste est l’attention particulière que je porte à l’acte de la lecture, à la rythmique, et j’ai cherché un moyen de faire en sorte que l’opéra se déploie dans l’espace mental du public. Il relevait clairement d’un choix de ma part d’utiliser des polices de caractères vues et revues, ces polices par défaut que tout le monde connaît. Par exemple, le discours du personnage de Papageno est en police Comic Sans MS, une police que les gens n’utilisent plus, voire qu’ils détestent ! Je me suis dit que Papageno, l’oiseleur pataud et comique, était un personnage qu’on ne pouvait qu’aimer, et j’ai volontairement souhaité jouer sur cette ambivalence. Je crois qu’à la fin de l’opéra le public finit par aimer cette police !
Nous vivons sur nos écrans, et au même titre que les marques ou les logos, les polices font partie de cette “pop culture” contemporaine. Je travaille à partir de ces éléments banals, triviaux pour atteindre une forme d’humanité commune.
Pour les séquences d’action non verbales, où l’image était nécessaire à la compréhension de l’histoire, j’ai choisi des tableaux en noir et blanc, avec des dessins faits à la main, dans une présentation rappelant celle des films muets. Il s’agit d’un fil conducteur simple et efficace. Je voulais minimiser la présence d’images, toujours avec à cœur de revenir aux fondements de l’opéra.
En quoi votre version de La Flûte enchantée entre-t-elle en résonnance avec la culture de cette jeunesse suburbaine américaine, qui constitue une de vos matières premières artistiques ?
La jeunesse américaine est en effet l’une de mes inspirations. Dans La Flûte enchantée, le personnage de Papageno aspire à trouver une compagne et dit qu’il “la chérirait comme un enfant”. Or ce que je constate parmi tous ces gosses que je rencontre, et chez les skateurs notamment, c’est qu’il y en a beaucoup dont les parents sont très peu présents. Etant mère célibataire, je sais qu’il est très dur d’élever un enfant, quand l’autre parent de votre enfant se trouve être la culture commerciale, la consommation de masse. Quand on a un enfant, on se rend compte que tout est fait pour capter son attention, faire ceci ou cela, avoir ceci ou cela… des produits dérivés StarWars au Happy Meal du McDonald’s. C’est une agression permanente ! Quand un parent travaille, qu’il doit parfois cumuler plusieurs jobs pour joindre les deux bouts, comment parvenir à fournir une quelconque sorte de modèle à l’enfant ? La culture commerciale devient le parent. Certains bossent comme des fous pour manipuler les gens et faire vendre, leur faire croire qu’ils seraient de meilleures personnes s’ils avaient de plus longs cils, une peau plus douce, une jolie voiture… Dans ces conditions, comment peut-on à la fois croire au pouvoir de la publicité et nier son impact ? Même l’éducation est devenue un bien commercial de nos jours. Je sors moi-même d’un épisode difficile à l’Université de Californie du Sud (USC) où j’enseignais et que j’ai quittée en décembre 2014 pour protester contre ce dévoiement du système éducatif.
Finalement, ma Flûte enchantée se veut un manifeste qui affirme une dimension artistique et non commerciale de la musique, qui révèle la confiance que l’on peut accorder à un maître qui vous enseigne quelque chose, et qui par-dessus tout magnifie la magie d’apprendre.
ABSOLUTELY ARTY
En 1985, Absolut invita Andy Warhol à créer la première série de publicités directement inspirées par sa célèbre bouteille. Depuis, la marque a collaboré avec plus de 550 artistes et accompagné 850 projets artistiques, multipliant les partenariats prestigieux avec, notamment, Documenta, Art Basel et le Palais de Tokyo. Poursuivant sa démarche de soutien à la création contemporaine, le Absolut Art Award, créé en 2009, offre la possibilité aux lauréats de réaliser un de leurs “projets rêvés” dans deux catégories : les arts visuels et la critique d’art. L’artiste primé remporte la somme de 20 000 euros ainsi qu’un budget de 100 000 euros pour la réalisation d’un projet. Par le passé, le prix a récompensé Keren Cytter (2009), Rirkrit Tiravanija (2010) et Anri Sala (2011). Devenu biennal, le prix récompense Renata Lucas en 2013 et permet à l’artiste brésilienne de réaliser un projet en septembre 2014 durant la foire de Rio de Janeiro. En 2015, il récompense Frances Stark.
Pour l'édition 2017, le jury était présidé par Daniel Birnbaum, directeur du Moderna Museet de Stockholm. À ses côtés, trois commissaires d’exposition – Simon Castets (Swiss Institute, New York), Elena Filipovic (Kunsthalle, Basel), Polly Staple (Chisenhale Gallery, Londres) – et le critique Jack Bankowsky (Artforum). Le prix a été remis à Anne Imhof lors de la Biennale de Venise le 12 mai 2017.