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Villa Malaparte : la villa du Mépris est toujours la star de Capri

C'est la villa du Mépris de Godard. Malaparte l’a voulue à son image, moderne et provocante. L'écrivain a choisi son emplacement, inaccessible. Dotée d'une puissance onirique, elle fusionne avec la nature de Capri.
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C’est une villa sans grande originalité, avec quatre chambres. Elle a été vendue 202 500 dollars en 2011 et n’est aujourd’hui, plus estimée qu’à 192 000 dollars. Elle est située villa Malaparte avenue, en bordure nord-ouest de Las Vegas, tout près de Sun City. Elle est finalement tout l’inverse de la villa Malaparte qui donne, bien malgré elle, son nom à cette avenue de Las Vegas où des dizaines de maisons identiques se côtoient, sans grâce, échangeables. Celle que nous connaissons forme une image instantanément inoubliable, qui revient à l’esprit, accompagnée d’une musique de Georges Delerue : celle du Mépris, le film réalisé en 1963 par Jean-Luc Godard. L’image se compose très aisément, et rapidement on perçoit cette maison comme un objet, presque comme une modélisation en rotation lente sur un écran d’ordinateur : la caméra de Godard la filmant en surplomb sous tous les angles n’y est pas étrangère. Sur son toit-terrasse d’un ocre sombre qu’elle arpente tout d’abord, Brigitte Bardot prend peu après un bain de soleil sur une serviette d’éponge jaune. À Michel Picoli qui lui demande : “Pourquoi est-ce que tu ne m’aimes plus?” elle répond : “C’est la vie.” “Pourquoi est-ce que tu me méprises ? “Ça je ne te le dirai jamais.

 

Sans véritable logique

La villa Malaparte, la vraie, n’est pas le moins du monde située dans une avenue. Elle est tout au contraire fichée sur un morceau de roche s’avançant dans les eaux de la Méditerranée, à Punta Massolo, à l’est de l’île de Capri – un endroit impossible d’accès. Sur la falaise qui sépare la maison de l’eau, 32 mètres plus bas, un vertigineux et très étroit escalier taillé dans la roche semble ne devoir jamais se terminer. C’est là que l’écrivain Curzio Malaparte (de son vrai nom Kurt-Erich Suckert, né en 1898 à Prato en Italie, et qui changea d’état civil en 1929) voulut qu’elle soit édifiée pour lui-même, au milieu des années 30. À cet endroit précis qu’il décrivait lui-même ainsi dans le texte qu’il consacra à cette maison et intitula Ritratto di pietra : “Il y avait à Capri, en la partie la plus sauvage, la plus solitaire, la plus dramatique, en cette partie entièrement tournée vers le midi et l’orient, où l’île, d’humaine, devient féroce, où la nature s’exprime avec une force incomparable et cruelle, un promontoire d’une extraordinaire pureté de lignes, qui déchirait la mer de sa griffe rocheuse. Nul lieu, en Italie, n’offre une telle ampleur d’horizon, une telle profondeur de sentiment. C’est un lieu, certes, propre seulement aux êtres forts, aux libres esprits. Car il est facile de se laisser dominer par la nature, d’en devenir l’esclave, de se laisser déchiqueter par ces crocs délicats et violents, de se faire engloutir par cette nature comme Jonas dans sa baleine.” Un Portrait en pierre, son propre portrait en pierre, tel qu’il l’expliqua. C’est ainsi qu’il formula sa demande à l’architecte italien Adalberto Libera : “Une maison comme moi.” Moderne, donc, scénarisant chaque mouvement, avec un goût prononcé pour la provocation. Ce portrait assurément tourmenté, Malaparte le corrigea lui-même : on dit que l’architecte ne lui servit qu’à obtenir un permis de construire, qu’il refusa finalement ses dessins, le congédia et construisit cette “maison-portrait lui-même, avec l’aide d’un maçon local, Adolfo Amitrano. De ce revirement, la villa conserve les traces d’un long tâtonnement, certaines parties semblant collées aux autres sans véritable logique – très loin du travail d’un architecte. Malaparte ajouta notamment le grand escalier monumental qui relie le sol et le toit et qui, on le voit nettement aujourd’hui, n’est pas étranger à l’inspiration que cette maison procura notamment aux architectes postmodernes dans les années 80, et que le designer Ettore Sottsass décrivait comme “le vestige d’une orgie dont tout le monde serait mort”, ajoutant : “un drame se joue ici, plus métaphysique que symboliste”. C’est Sottsass encore qui explique que la “villa Malaparte a une qualité certaine. Elle vous donne une distance, un point de référence. Le monde sauvage se confronte à une tâche de sang. La falaise devient plus haute, la mer plus bleue”.

 

Pouvoirs particuliers

Cette maison semble dotée de pouvoirs particuliers, en tous cas elle a une aptitude singulière à transformer le paysage autour d’elle autant qu’il la transforme, qu’il lui fait prendre forme, la contraignant à un puissant étirement, en fixe les limites et les marges en lui opposant l’à-pic des falaises. Peu d’édifices peuvent aujourd’hui se flatter d’une puissance onirique semblable à cette villa construite au milieu de nulle part, à la fois géographiquement saugrenue et semblant pourtant donner au paysage tout son sens. 

Les baies vitrées, toutes de taille différentes et à des hauteurs différentes, comme toutes les fenêtres, découpent ce paysage tandis qu’on est à l’intérieur de la maison, où alternent dans un labyrinthe sans queue ni tête petites pièces et grand salon, et dont le frère du peintre Giorgio de Chirico, Alberto Savinio, dessina le mobilier, qui disparut presque intégralement dans la longue période d’abandon à laquelle la villa fut longtemps livrée. À la mort de l’écrivain en 1957, et tandis qu’il en avait fait don par testament à la République populaire de Chine, et que la famille contesta ce legs, elle fut tout simplement abandonnée, livrée aux intempéries et au vandalisme – comme la maison construite par Eileen Grey à Roquebrune-Cap-Martin dix années plus tôt et dont la restauration pénible s’achève à peine aujourd’hui. Le film de Godard, tourné quelques années plus tard, porte les traces cruelles de cet abandon, les revêtements des murs s’effritent, la grande virgule de béton blanc sur le toit, et qui sert de pare-vent, semble littéralement peler. Sa restauration ne fut entreprise que bien plus tard, dans les années 80, alors que nombre d’éléments avaient déjà disparu. Elle est aujourd’hui un lieu d’étude pour les architectes du monde entier : elle a échappé de justesse au projet de promoteurs ayant souhaité sa transformation en pizzeria.

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