Le mauvais goût existe-t-il encore ?
Mélange des styles et des époques
En une dizaine d’années, la mode s’est énormément inspirée de la culture populaire. Accepter en son sein des individus n’appartenant pas au sérail habituel l’a également forcée à élargir l’idée de ce qui est ou non de bon ton. Et dans un monde qui s’intéresse au dépassement des frontières identitaires, le style vestimentaire s’approprie des codes venus également de différentes périodes. Aujourd’hui se retrouvent sur les catwalks autant de références au glamour des années 80 ou au minimalisme des 90s qu’aux films fantastiques ou de science-fiction tels que Les Prédateurs ou Matrix. Ainsi, les prescripteurs de tendances peuvent adopter un style à la Victoria Beckham la journée et opter pour un complet jogging Adidas ou une tenue goth’ chic en soirée. Internet est aussi pour beaucoup dans cette propension qu’ont les nouvelles générations à ne plus autant se formaliser sur les styles. Les plates-formes d’images telles que Tumblr, Pinterest ou Instagram ont permis de valoriser de nouvelles égéries ou esthétiques, évoluant hors du cadre de l’industrie. “On ne peut pas opposer expression personnelle et industrie de la mode. À la fin, c’est le consommateur qui a raison, c’est lui qui décide de l’émergence d’un courant et de sa pertinence au sein d’un contexte économique. Un mouvement de mode qui ne correspond pas aux évolutions de la société ne peut pas prendre. C’est une rencontre entre une proposition et une demande”, explique Alice Litscher. Mais cette capacité de la mode à mixer les goûts et les origines peut également sembler malvenue. Dernièrement, Stella McCartney, Gucci, Gosha Rubchinskiy et Demna Gvasalia avec Vetements se sont tous retrouvés au cœur de polémiques. Si les deux premiers sont accusés d’appropriation culturelle, ils sont finalement tous critiqués pour la manière dont ils utilisent et tentent de rendre glamour l’esthétique des classes populaires. Alice Pfeiffer, journaliste et sociologue mode, analyse : “Le classique du luxe actuel, c’est de dire que ce qui est laid est subversif. Quand on regarde bien, à Paris, on voit des gens se déguiser en ‘racaille’, mais cela fonctionne seulement si on n’en a ni le physique ni la classe sociale. C’est un peu cynique, on cite et on exclut à la fois.” Un sentiment de malaise que beaucoup ont partagé, notamment lors du dernier défilé Gucci qui reprenait un foulard sikh, mais également des foulards de babouchka, des robes et des jupes qui rappelaient fortement un folklore vestimentaire des classes populaires d’Europe de l’Est. “Il y a un truc gênant… Des personnes issues des classes supérieures se déguisent en pauvres ou en ringards, et trouvent cela hilarant”, rebondit Alice Pfeiffer. Des emprunts subtils qui, parfois, deviennent beaucoup plus cash, comme dans le cas de l’agence de mannequins Lumpen – dont le nom signifie “haillons” en allemand, et fait référence au terme marxiste “Lumpenproletariat”, décrivant “les éléments déclassés, voyous, mendiants, voleurs, etc.” du prolétariat – spécialisée dans le mannequin “moche” ou qui n’entre pas dans les codes de beauté habituels. Selon Alice Litscher : “Il faut apprendre à différencier le mauvais goût involontaire qui consiste à se mouvoir dans des tendances esthétiques auxquelles on n’a pas été initiées, et le mauvais goût conscient qui revendique la valeur d’une identité au même niveau que la norme dominante.” Autrement dit, il y aurait bien deux sortes de mauvais goût, dépendant de celui qui le porte…
Démocratisation ou distinction ?
Dans son livre La Distinction, le sociologue Pierre Bourdieu défend l’idée selon laquelle la classe dominante cherche à maintenir sa position par une stratégie qui permet de définir et d’imposer au reste de la société ce qui est de “bon goût”, une culture qui serait légitime comparée à d’autres. “De toutes les techniques de conversion visant à former et à accumuler du capital symbolique, l’achat d’œuvres d’art, témoignage objectivé du goût personnel, est celle qui se rapproche le plus de la forme la plus irréprochable et la plus inimitable de l’accumulation, c’est-à-dire l’incorporation des signes distinctifs et des symboles du pouvoir sous la forme de distinction naturelle, d’autorité personnelle ou de ‘culture’”, peut-on lire dans l’ouvrage. La mode n’échappe bien sûr pas à cette définition tant le vêtement est devenu une représentation visuelle de ce qui fait une personne. On remarquera comment, dès qu’une tendance vestimentaire se diffuse jusqu’à toucher l’extrémité du spectre social, une autre tendance s’y substitue, lisible seulement par l’aisance de certains avertis. “Le système de la mode s’est vu perturbé par Internet. Avant, il y avait un temps entre le moment où les élites profitaitent de quelque chose et celui où le reste de la population finissait par y avoir accès, mais aujourd’hui les cycles sont raccourcis, voire inexistants. Et ça embête les classes dirigeantes, car rien ne les différencie des autres. En fait, le mauvais goût est un problème de riches. Les marques de luxe arrêtent donc de faire des nouveautés et ne vont faire que des archétypes comme pour Alaïa”, remarque Alice Litscher. Mais comment parler des classes populaires et d’une démocratisation de la mode sans s’interroger sur la question des corps ? “Si une fille pulpeuse porte du Juicy Couture, elle sera cataloguée cagole, idem pour les robes en wax de Stella McCartney, so chic sur des mannequins blancs, mais jugés communautaires sur des femmes noires dans la rue”, explique Alice Pfeiffer. Il n’y a donc pas de corrélation entre l’intégration de codes populaires par la bourgeoisie actuelle et l’inclusion sociale, comme le prouve d’ailleurs le triste exemple de Trayvon Martin, adolescent afro-américain assassiné alors qu’il portait un sweat à capuche lui donnant une allure jugée dangereuse, au moment même où l’industrie célébrait ce même vêtement sur tous les podiums. “Parler de mauvais goût pour parler de la mode, c’est un oxymore, finalement. Assez rapidement, le concept s’émousse, car ce qui est de bon ou de mauvais goût est en redéfinition constante. Ce qui est de bon ton aujourd’hui ne le sera pas demain.” On en revient donc à la sempiternelle citation de Jean Cocteau reprise par Coco Chanel : “La mode, c’est ce qui se démode”, et avec elle l’idée de mauvais goût.
Visuel tiré de la série originale Pretty Paws parue dans The Editorial Magazine no 16 (@editorialmag).
Model Ginger.
Styliste Chad Burton (@chadxchad).
Photographie par Maya Fuhr
Cet article est actuellement visible dans le numero de mai 2018 du magazine Jalouse