Nairy Baghramian, sculptrice rebelle
Nairy Baghramian est représentée par
la galerie Marian Goodman (New York, Londres, Paris)
Elle vit et travaillt à Berlin.
Biennale de Venise, 2011. L’installation de Nairy Baghramian est composée de tables en métal couvertes de plaques de silicone, disposées sur la structure comme les restes de quelque intervention in situ ; elles jouxtent divers autres éléments évoquant tout à la fois des panneaux de signalisation, un atelier de mécanique, un seuil, une vitrine d’exposition, des étagères de magasin, des meubles de bureau et des moments de l’histoire de l’art. Minimalisme et post-minimalisme transparaissent à la fois dans les gestes matériels utilisés et dans les formes, qui, tout en suggérant la possibilité d’une fonction, conservent une présence autonome. Egalement entremêlés, éléments et formes discrètes préservent leur identité singulière et semblent renvoyer à quelque histoire inconnue ; ainsi combinés, ils semblent prêts à dialoguer, non seulement entre eux mais avec le contexte et l’espace qui les entoure, avec des œuvres antérieures et avec les sculptures présentées comme autant de personnages dans une installation.
L’installation de l’artiste iranienne Nairy Baghramian, née à Ispahan et vivant aujourd’hui à Berlin, illustre une pratique complexe embrassant des questions aussi diverses que le contexte, le cadre institutionnel, la production et la réception de l’art contemporain. C’est un aspect essentiel de l’art de Baghramian : les concepts théoriques, tirés des débats autour du minimalisme, de la littérature et de l’histoire du design, lui inspirent des choix spéci ques au regard de la matérialité, de la confection et de la présentation.
A sa réflexion sur les formes du modernisme, exprimée à travers des sculptures et des installations qui dialoguent avec l’espace d’exposition, Baghramian associe des allusions au corps humain et à ses gestes ; le stratagème est à la fois révélateur et dérangeant, car il brouille et questionne des moments de connexion et de dissociation, entre rencontre et disjonction. Son travail marque les limites, les transitions et les failles dans l’espace de la galerie ou du musée, ainsi que leur articulation avec l’environnement urbain ; ce faisant, elle met en lumière le rapport entre le corps et le bâtiment dont elle révèle les expressions visuelles et visibles. Face à une installation de Baghramian, quand on la contourne ou qu’on la traverse pour en faire l’expérience temporelle, on est frappé par son art d’assimiler d’autres formes culturelles, la mode et le design, la danse et le théâtre, et notre propre présence physique s’en trouve intensi ée, comme le corps d’un acteur sur une scène.
Suivant son habitude, Baghramian convoque une foule de références hétéroclites : le langage formel du minimalisme, la juxtaposition surréaliste, des éléments stylistiques empruntés à la décoration intérieure et des allusions à la littérature de l’absurde. Ce mélange confère à son œuvre une dimension énigmatique qui la rend dif cile à dé nir ou à circonscrire. Cependant, une subtile lecture politique est suggérée par les rapports délicats qui se créent entre ces divers éléments, leur qualité d’objets, et leur interaction avec le cadre architectural et le contexte même de leur présentation.
La Colonne cassée (1871), présentée en 2008 à la Ve Biennale de Berlin, est une œuvre paradoxale : clairement exposée aux regards, elle est pourtant presque invisible. Deux éléments tridimensionnels quasi identiques sont installés dos à dos, enserrant la façade vitrée du musée comme pour joindre l’intérieur et l’extérieur de l’espace d’exposition. Ces deux panneaux de métal recourbés, maintenus par une base carrée blanche, créent un effet de miroir ; la perforation de leurs surfaces verticales produit des motifs variés, qui brisent l’impression de symétrie et suscitent un sentiment d’inconfort. Ce qui semblait former un ensemble unique et solide s’avère fragmenté ; une même fracturation caractérise Spanner (Stretcher/Loiterer) (2008), long tuyau de cuivre chromé étiré à l’horizontale entre deux murs, créant une tension aux extrémités de la pièce. Intérieur et extérieur ne sont pas incompatibles, semble dire l’artiste, qu’il s’agisse de l’espace physique d’un bâtiment et de son environnement, de la démarcation entre musée et monde “réel”, de la confrontation (ou de la conversation) entre l’individu et la communauté, ou de l’autonomie supposée de la forme et du sens. Si elle met ces préoccupations en scène, la proposition de Baghramian fonctionne délibérément sur un terrain où peut se produire la création d’un sens – l’espace de l’imaginaire et de l’expérience remémorée, mais un espace enraciné dans une forme matérielle et tangible.
Cette oscillation entre la partie et le tout se poursuit avec Class Reunion (2008), ambitieuse sculpture composée de dix-huit éléments aux formes parfois très abstraites. L’idée de collectif se traduit ici par un assemblage de pièces diverses, unies par une même matérialité mais distinctes en tant qu’entités individuelles. Le terme classe renvoie à des catégorisations formelles aussi bien qu’à des structures économiques et sociales. Si la juxtaposition de formes est une pratique courante, qui évoque les rencontres de hasard et joue sur notre désir de classer ou de cataloguer les choses, Baghramian semble suggérer que la division en catégories, la répartition par ensembles et l’idée que l’on se fait de la personnalité ou de l’identité sont tout aussi fabriquées que les sculptures individuelles présentées ici.
Réalisée à partir de toutes sortes de matériaux, de tailles, de formess et de textures variables, chaque pièce individuelle est unique – mais elle dépend des autres, et se combine avec elles comme le feraient des personnages sur une scène de théâtre inattendue. Pourvues de caractéristiques humaines, accentuées par leur proximité et leur disposition, elles voient ces qualités traduites dans leur titre (The Slacker, The Dandy ou encore Please, After You) aussi bien que dans leur grâce et dans leur structure. Un mince et élégant poteau noir, qui soutient une forme blanche bulbeuse, semble occuper le centre d’un petit rassemblement et retenir l’attention. La simple courbe d’une ligne donne à telle pièce une certaine assurance, un repli du métal évoque la timidité de telle autre, tandis que l’emplacement d’une troisième dans l’espace de la galerie, comme si on l’avait mise au coin et à l’écart des autres, suscite les interprétations les plus diverses.
Collection de gures immobiles, Class Reunion forme un tableau mystérieux, comme souvent dans la pratique de l’artiste : de l’immédiateté de qualités matérielles intrinsèques (surface, forme, couleur), on passe à une appréciation plus intellectuelle du sens et du contenu. L’expérience du spectateur évolue en conséquence, oscillant entre une perception de la matérialité et un examen des mœurs d’une société. Les objets singuliers de l’installation de Baghramian se muent en sujets, et créent une expérience humaine où de discrètes variations traduisent toute une gamme de personnalités et d’identités sociales.
Ces attributs sont encore renforcés par la diversité des supports qu’utilise Baghramian, qu’il s’agisse d’objets industriels ou faits à la main. Les contrastes formels évoquent les échos délibérés d’une multitude de sens possibles : le dur et le mou, l’ombre et la lumière, l’apparence et la simulation, la fonction et l’obsolescence, l’artiste et l’institution. En recourant à des matériaux et à des processus divers – fabrication, moulage, assemblage, produits courants, artisanat, composants indécidables à mi-chemin entre l’objet trouvé et le ready-made –, les pièces af chent leurs attributs dans un entrelacs complexe de sens suggérés. Penchés, debout, suspendus ou juxtaposés, éléments et formes jouent chacun leur rôle. Acier plié et caoutchouc souple, formes géométriques et objets hybrides, miroir, résine, cire et tissu rembourré, plâtre et matériaux fabriqués, tout se combine et permet à Baghramian d’analyser le potentiel du sculptural, et de ger savamment la substance et la matière au moment précis où elles se muent et changent d’état. Ce faisant, l’artiste interroge et rend visibles ces occasions qui se glissent derrière le connu, à deux doigts du sens littéral. Et par extension, les espaces où elle expose s’animent pour créer une tension indissociablement liée aux œuvres présentées.
La réflexion de Baghramian sur ses moyens de production se poursuit avec Déformation professionnelle, sa dernière installation en date présentée au Smak de Gand et au Walker Art Center de Minneapolis. L’artiste y réinterprète certains travaux antérieurs, les matériaux employés et les outils utilisés pour les fabriquer. Ce faisant, elle porte son attention sur sa propre pratique et, surtout, interroge le contexte et les espaces mêmes qui structurent et dé nissent son questionnement et dans lesquels son œuvre est appréhendée par le spectateur. Ainsi peut-elle critiquer et contester le moment de la réception, la nature du lieu qui l’accueille, l’institution et le concept même de rétrospective. En observant et en contemplant les structures inhérentes de l’exposition, Baghramian révèle la nature éphémère et changeante du sens lui-même.