Le dernier héritier de la Beat Generation
Introduction et propos recueillis par Yamina Benaï
Présent debout. Hier et maintenant. Plus que jamais. John Giorno, 78 ans, fils de l’immigration italienne établie à New York City, a traversé les décennies. Sans jamais entrer dans le rang. En filiation directe avec la Beat Generation, abreuvé de contre-culture, dans une Amérique alors (encore ? toujours ?) si pleine de ségrégation, de suprématie blanche, de diktats des valeurs familiales, de conformisme social, d’homophobie. Giorno devient héraut contestataire, fondateur d’un genre poétique: le sound poem. Survivant de tous les excès, il est un inclassable ferrailleur de la langue... “Whatever happens, it’s part of the trip”. La concision de l’anglais, l’implacable acuité de la vision du poète. Un combattant par la voix : la sienne, et celle de centaines de poètes américains et européens dont il a rassemblé les textes dits, offerts en objets d’écoute active, de réflexion, de soutien à des centaines de milliers d’auditeurs qui auront adhéré à “Dial a Poem”, ou approché l’un des cinquante-deux albums du label Giorno Poetry Systems (GPS), fondé dès 1965. La poésie comme virus à large spectre. Infiltrer le cerveau, explorer toutes les possibilités du corps et du cœur. Jusqu’à épuisement. “I want to cum in your heart”. Puis renaître. Inlassablement. L’artiste suisse Ugo Rondinone, compagnon de Giorno depuis près de deux décennies, a réalisé une exposition-œuvre extraordinaire par sa composition, son intelligence, sa générosité et la rigueur de son propos. De passage à Paris pour les dernières mises au point de l’événement au Palais de Tokyo, John Giorno et Ugo Rondinone ont accordé leur première interview à L’Officiel Art. Rencontre de deux grands créateurs unis par l’amour de l’art, de la poésie, de la liberté. Et l’amour tout court.
L’OFFICIEL ART : Nous sommes ici face à une exposition très particulière dans la mesure où elle met en scène votre relation avec John Giorno, depuis votre première rencontre, au milieu des années 1990. Avec tout ce que cela implique : de l’artistique, du privé, de l’a ectif. Ce qui en fait une équation complexe à résoudre, une exposition unique en son genre, sans équivalent. De l’“assemblage” de deux artistes de votre ampleur ne peut ré- sulter qu’un objet à la fois étrange et excitant : tant dans l’atten- tion qu’il requiert de la part du visiteur, que dans l’émotion qu’une telle démarche éveille immanquablement chez lui. Qu’est-ce qui vous a incité à envisager cette exposition ?
UGO RONDINONE : Tout d’abord, l’exposition ne fétichise pas notre amour. Si les archives attestent de collaborations passées – la première étant un Point d’Ironie conçu en 2000, à l’invitation d’Hans Ulrich Obrist et agnès b. –, rien n’assoit l’idée d’idôlatrie de notre relation. John Giorno est simplement un sujet d’exposition. Le sujet de mon exposition. Car nous avons tous appris de John Giorno, à di érents égards. Aux plans artistique, poétique et spirituel. Je sou- haitais rassembler ces trois mots et les notions qu’ils renferment. Bien entendu, nous avons entretenu un dialogue constant depuis notre rencontre, et l’art et la poésie sont devenus les fondements de notre amour, et de l’admiration que nous portons mutuellement au travail de l’autre. L’élément déclencheur de l’exposition a été le mo- ment où j’ai eu accès aux archives de John Giorno, il y a une quinzaine d’années. Il a organisé ce corpus de façon méthodique depuis 1958 : une somme immense pour laquelle, il y a trois ans, j’ai eu re- cours à deux archivistes a n de cataloguer et scanner chacun des documents. Face à ce matériau considérable de compréhension d’un homme et de son travail, je me suis interrogé sur la manière de trans- muer les archives littéraires en un ensemble visuel. En observant certains portraits d’artistes ou d’écrivains constitué d’archives, il m’est apparu que la documentation montrée était soumise au spectre du fétichisme. Dans le cadre de l’exposition “I love John Giorno”, les archives – auxquelles une salle entière est consacrée – sont utilisées comme médiatrices d’une information, elles ne comportent donc aucun document original mais uniquement des reproductions.
JOHN GIORNO : Au chapitre des collaborations, nous en avons menées beaucoup ensemble, et Ugo Rondinone n’a pas souhaité les intégrer dans l’exposition. Un parti pris de départ révélateur d’une certaine distanciation.
L’exposition obéit à une construction très méticuleuse. Elle est d’une précision suisse... Au-delà de la déclaration contenue dans le titre, quel est le véritable sujet de cette exposition ?
UR : L’exposition s’attache à dé nir dans quelle mesure on peut présenter un poète au public, et comment procéder à travers le médium de l’art. Le visiteur ne s’intéresse pas forcément à la poésie mais peut-être à l’art qui, de ce fait est un possible vec- teur. En e et, le genre poétique est non seulement en discrédit global, mais encore, l’art a béné cié ces trente dernières années d’un regain d’intérêt. Mon désir était de raviver une curiosité pour la poésie, devenue très marginale dans le monde, de lui o rir une légitimité nouvelle aux yeux du public. J’ai la chance d’être auprès de John Giorno depuis dix-huit ans, et à l’occasion du travail e ectué lors de ma plongée dans la réalité de l’expo- sition, j’ai découvert nombre de ses textes qui m’étaient totalement inconnus. Il m’a semblé important de les partager avec le plus grand nombre.
Le travail de John Giorno, re et de son existence, est organisé en huit salles. Comment avez-vous opéré l’équilibre entre œuvres, archives et scénographie ?
UR : J’ai organisé le séquençage en prenant en compte les impé- ratifs physiques du lieu : au Palais de Tokyo les choses sont dic- tées par l’espace lui-même. J’ai donc adapté le travail en consi- dérant que le Palais de Tokyo était une maison dotée de huit pièces. Chacune d’elles ayant une super cie spéci que, une température particulière... et je lui ai attribué un code-couleur pour jouer de l’alternance des ambiances. J’ai commencé par le rouge, avec un lettrage monumental en ouverture, puis j’ai poursuivi avec le noir et blanc de anx 4 Nothing, avant .d’amorcer le spectre arc-en-ciel de l’immense mur d’archives, et ainsi de suite, pour achever le parcours sur l’espace coloré du Giorno Poetry Systems, une cinquantaine d’albums de poèmes dits par leurs auteurs.
Vous vous êtes donc attaché à établir un équilibre du point de vue formel et technique. Une salle sonore succède ainsi à une salle silencieuse.
UR : Effectivement, ces di érents paramètres doivent être pris en considération, cela, indépendamment du contenu.
Pourquoi, dans le titre, avez-vous eu recours au symbole du cœur, caractéristique de New York ?
UR : J’ai souhaité utiliser le cœur car c’est une pièce iconique de New York, et John Giorno appartient à cette génération des années 1950 et 60 durant lesquelles, dans cette ville, les artistes avaient le sens du groupe, un fort désir de travail en communauté d’idées. Danseurs, plasticiens, poètes... tous travaillaient ensemble. John Giorno porte en lui toutes ces entités. C’est la période où la culture américaine a pris le pas sur l’Europe, New York cristallisait les notions de créativité et de liberté. J’ai demandé à l’artiste visuel Scott King de travailler cet emblème : il l’a réalisé en rouge.
On entre dans cette exposition comme on explore, de façon fantasmée ou réelle, le corps d’un être désiré. On est ainsi, dès les premiers pas, submergé par la présence physique et sonore surdimensionnée de John Giorno, dans la salle où est projetée l’œuvre que vous avez réalisée en hommage à son anx 4 Nothing, poème qu’il a composé en 2006 pour son 70e anniversaire.
UR : En 2011, j’ai lmé John Giorno au Palais des Glaces à Paris, lieu où Jacques Brel s’est produit pour la première fois. J’ai revêtu John Giorno comme Jacques Brel, en smoking noir, et pour évoquer la dualité du bouddhisme dont il est adepte, je l’ai également lmé en smoking blanc. Quatre vidéos projetées dans une pièce carrée, avec au pied de chaque mur quatre écrans de taille classique, soit un total de seize, démultiplient la présence de John Giorno et scandent la force de son poème. Il est certain que je n’aurais pas pu faire ce lm avec un autre que lui, car il possède un incroyable sens du rythme : il a été lmé à cent douze reprises et à chaque fois il a conservé la même cadence, la projection étant conçue sur quatre axes (de face, de dos et sur les deux profils), et suivant trois cadrages : serré, moyen et en pied. Je souhaitais une plongée immédiate du visiteur dans le re et de la vie de John Giorno. Lui qui est la poésie faite chair. C’est aussi ce que recèle la salle d’archives qui documente l’exis- tence de John Giorno, celle d’une famille italienne émigrée, qui est également le symbole de tant d’émigrés aux Etats-Unis. Dix tables accueillent chacune huit recueils rassemblant les copies de documents et photographies de 1936, année de naissance de John Giorno, à 2015. Chaque recueil représentant une année d’archives telles qu’elles existent chez John Giorno.
C’est également une manière de donner à cette exposition une dimension universelle, une valeur didactique.
UR : Oui, j’ai voulu saisir toutes les facettes qui font de John Giorno la personne unique qu’il est, dans toute la richesse de son paysage mental, la force de son œuvre, mais aussi souligner que toute existence peut faire l’objet d’une exposition. Dès lors que l’on déroule le fil d’une vie, chacun peut être concerné.
JG : Pour ma part, j’estime que toute personne de 78 ans, quelle qu’elle soit, a une vie importante. Chacun peut prétendre à être le sujet d’une exposition. Je suis identique à toute personne dans le monde.
L’Amérique des jeunes années de Giorno est une période de foi- sonnement d’idées issues de collectifs d’artistes qui unissent leurs voix (arts plastiques, poésie, musique...), dont la Factory est l’emblème. Mais c’est aussi ce qu’évoque la scène nale d’Easy Rider (1968), lorsque les personnages interprétés par Dennis Hopper et Peter Fonda, chevauchant tête nue leur Harley- Davidson, sont abattus dans le dos par un fermier à bord de son pick-up : une Amérique crispée sur son quant-à-soi white-anglo- saxon protestant. Des voix telles que celle de Giorno ont contri- bué à poser les indispensables jalons d’une transition sociale.
UR : Les années 1960 sont celles d’une mutation cruciale aux Etats- Unis. Deux univers se confrontaient, dans une inextricable incompréhension mutuelle. D’un côté une Amérique qui, au fond, n’avait pas évolué depuis des décennies, avec tout ce que cela implique en termes d’injustice, de vision étriquée de la société ; et de l’autre, une Amérique en proie à un désir d’expérimentation, de partage et d’échanges humains, artistiques... mue par une forme de rébellion contre l’ordre établi. John Giorno en faisait partie, et sa volonté de di user la poésie au plus grand nombre, via de nouveaux vecteurs, notamment le son (par les albums et ensuite la ligne téléphonique dédiée), en sont l’illustration.
JG : A mes yeux, c’est un tout, en lien, bien sûr, avec l’idéolo- gie des années 1960, ancrée dans le concept de création commune. L’exposition rappelle ainsi que les collaborations sont importantes pour nourrir les textes. En ce sens, c’est une ex- position synergétique.
Outre la contre-culture américaine, le bouddhisme est constitutif de la vie et de l’œuvre de John Giorno, un volet de l’exposition y est consacré via une approche assez muséale, augmenté d’une pièce de votre série Still Lifes sur le thème de la cheminée présente dans l’appartement new-yorkais de Giorno, et autour de laquelle il reçoit des moines tibétains chaque mois de décembre depuis une trentaine d’années, à l’occasion de la cérémonie du feu.
UR : Effectivement, nous avons mené une collaboration avec le Musée Guimet qui abrite la plus importante collection de tangkas tibétains, ces images religieuses bouddhiques le plus souvent réalisées sur un support tissu, et correspondant aux quatre lignées. En contrepoint, l’une des sculptures que j’ai réalisées en référence au rituel du feu pratiqué dans le bouddhisme tibétain est ici placée face au sanctuaire que John Giorno a conçu.
JG : Cet échange avec le Musée Guimet est d’autant plus grati ant que la direction de l’établissement n’a pas coutume d’accepter ce type de prêts. Les tangkas sont pour moi de vraies reliques, et dans cet ensemble imaginé par Ugo Rondinone, j’intègre mon propre autel. C’est une vision très occidentale de la chose.
Parcourir cette exposition évoque un vers de John Giorno : “Allowing the natural clarity of your mind to ow free”, de même, le fait que Giorno occupe un immeuble du Bowery à New York depuis plus de cinquante ans, où chaque niveau est consacré à une activité.
UR : Je n’avais pas pensé à cette analogie mais effectivement, il y a des similitudes entre le découpage de l’exposition et la structure de vie de John Giorno.
JG : Lorsque je suis à New York, je me lève le matin et je passe deux à trois heures à écrire, ce qui est pour moi un moment intense, ensuite je descends au salon pour peindre, dessiner : activité qui fait appel à une autre partie de mon cerveau, car durant ce laps de temps, je ne pense plus de la même manière. Puis, je retourne à mon bureau pour écrire. C’est compartimenté aussi bien dans l’espace physique que j’habite, que dans ma tête.
Quel lien existe-t-il entre votre travail et l’univers de John Giorno ?
UR : Tout d’abord, je suis un artiste intéressé par la poésie, attachement bien antérieur à ma rencontre avec Giorno qui, lui, est un poète intéressé par les art visuels. Contrairement à la littérature, construite suivant une logique, la poésie partage avec l’art le même illogisme. Je n’explique pas mon art, je dis simplement “vous n’avez pas à comprendre, vous avez juste à ressentir, à vous exposer”.
JG : L’autre lien très profond réside dans le fait qu’Ugo Rondinone n’est pas connecté au bouddhisme ou à toute autre religion, et il n’est pas indi érent d’observer que, chacun à sa manière, nous nous sommes intéressés à la poésie d’un point de vue distinct. A travers cette exposition, Ugo Rondinone me pose une question mais, au fond, il s’adresse à lui-même. Par ailleurs, j’ai une autre théorie : outre la relation objective, se trouver simplement avec la personne que l’on aime, s’allonger avec elle, dormir avec son esprit a une profonde incidence sur l’autre esprit. C’est une sorte de croisement de pensées.
Vivez-vous ensemble tout au long de l’année ?
JG : Chacun de nous possède son propre espace de travail, de vie. Nous avons une maison de campagne où nous passons des vacances ensemble, mais à New York, chacun respecte la place de l’autre, et nous nous retrouvons un soir sur deux.
Cela implique une certaine régularité qui peut être considérée comme insurmontable par certains...
UR : Nous fonctionnons ainsi depuis 18 ans, nous avons construit notre propre système. Avec les versants personnel et professionnel : ce qui est essentiel à chacun de nous. Il n’y a pas de dépendance financière entre nous, la seule qui existe est d’ordre émotionnel.
John Giorno est représenté par les galeries Elizabeth Dee (New York) et Almine Rech (Paris).
Ugo Rondinone est représenté par les galeries Eva Presenhuber (Zurich), Barbara Gladstone (New York), Sadie Coles hq (Londres), Esther Schipper (Berlin), Krobath (Vienne) et Sommer Contemporary Art (Tel Aviv).
"I Love John Giorno", Palais de Tokyo, du 20 octobre 2015 au 20 janvier 2016.