Luca Guadagnino, la vie dans les décors
Il explore en images le désir, la sensualité et les tragédies humaines. Ce cinéaste italien, un des plus importants aujourd’hui, a notamment réalisé ces dix dernières années quatre films qui ont su provoquer la ferveur de publics radicalement différents : Amore, A Bigger Splash, Call Me By Your Name et Suspiria. Mais il est aussi unique dans l’histoire du cinéma pour une autre raison : ses relations particulières avec l’univers de la mode et de l’architecture d’intérieur. Il navigue donc entre ce monde de luxe d’un côté et de l’autre un cinéma d’auteur puissant où l’espace, les maisons mais aussi les costumes racontent des histoires dans l’histoire.
L’EXPÉRIENCE DU VÉCU
Enfant, il voit Lawrence d’Arabie et sait d’instinct qu’il veut devenir réalisateur. Né à Palerme d’une mère algérienne et d’un père sicilien professeur d’histoire et de littérature italienne, il vit ses cinq premières années en Ethiopie où son père est en poste. Adolescent aux engagements intenses, Guadagnino adhère au parti communiste italien puis étudie à l’Université de Rome l’histoire et la critique de cinéma où il excelle (sa thèse porte sur Jonathan Demme). De ces années-là, il garde des goûts tranchés; par exemple, il déteste le cinéma italien des années 80 qu’il trouve étriqué. Il n’aime pas non plus qu’on lui parle d’esthétisme, un concept piège pour lui qui ne cherche pas la belle image mais l’expérience du vécu. Il se revendique d’abord comme un “raconteur d’histoires”. En décembre 2015, il me confiait en interview : “J’adore l’idée d’un cinéma maximaliste. Je donne tout chaque fois que je filme. Le perfectionnisme et le savoir-faire, c’est très important. C’est très physique aussi. Même les films les plus intellectuels d’Ingmar Bergman sont formellement d’incroyables artefacts. Si vous négligez cet aspect en tant que cinéaste, vous risquez vraiment de devenir arrogant et présomptueux. Tous les réalisateurs que j’aime, sans exception, Hitchcock, Fritz Lang, Max Ophuls, Mizoguchi ou Bertolucci, étaient de grands artisans.” De tempérament festif, Luca Guadagnino aime plus que tout la bonne cuisine, parler et être entouré d’amis. Sa créativité de réalisateur se développe donc au sein d’une tribu amicale mouvante. Ses journées de tournages s’achèvent souvent en groupe par des repas devenant brainstormings informels, ou une projection de film qui finit en débat. Cette ébullition permanente est un vrai mode de travail pour lui : “J’aime tellement les artistes. Je me sens tellement privilégié d’avoir fait de ma vie une constante collaboration avec eux. Leur compagnie peut guérir toutes les blessures de la vie car vivre est une activité qui blesse. J’adore les personnalités bigger than life, je n’en ai pas peur, je m’en nourris. Les artistes sont en quelque sorte des créatures pleines de contradictions, ils embrassent ces contradictions avec fragilité et tendresse et c’est magnifique.”
DES NOUVEAUX MONDES À CRÉER
Parmi ces artistes, on trouve l’actrice anglaise Tilda Swinton, qui joue dans presque tous ses films, qu’il a rencontrée en 1994 lors d’une rétrospective Derek Jarman et avec qui il a eu un coup de foudre amical et artistique. Perfectionniste comme lui, Silvia Fendi est aussi une amie proche qui travaille avec lui et le soutient depuis 2005 quand elle lui a commandé deux courts métrages, The First Sun et The Golden Mirror, pour présenter respectivement les collections Fendi homme printemps-été 2006 et automne-hiver 2006-07. En 2009, elle est productrice associée du film I Am Love, puis productrice de Suspiria en 2018. En juin dernier, Guadagnino est l’artiste invité sur la collection homme printemps-été 2020 “Botanics for Fendi”. Pour la collection, il crée des imprimés graphiques dessinés pendant le tournage de Suspiria, donne des idées pour le casting, et trouve le lieu du défilé : les jardins somptueux de la Villa Reale à Milan. Les souvenirs de son enfance en Ethiopie ont aussi inspiré la confection de longues chemises en soie. Le vêtement pour Guadagnino dit quelque chose de celui qui le porte. Il forme presque le corps, et le transforme, exprime les sentiments. Et pour bien transcrire ces impressions à l’écran, rien de tel qu’une spécialiste du costume. Depuis 2015, Giulia Piersanti est une des collaboratrices essentielles du réalisateur. Basée à Milan, cette spécialiste de la maille a fait ses études à la Parsons School de New York puis a commencé chez Miu Miu avant de travailler, entre autres, pour Celine, Balenciaga, Lanvin. Elle possède selon Guadagnino une connaissance encyclopédique du vêtement et des identités sociales qui s’y rapportent, et entre dans le monde du cinéma grâce à lui avec A Bigger Splash (où Tilda Swinton porte de superbes créations de Raf Simons pour Dior). Sur Call Me By Your Name, elle accomplit un grand travail de recherche sur la mode estivale des années 80 en s’inspirant des films de Rohmer, notamment Pauline à la plage. Elle arrive à retranscrire un monde à la fois sensuel et nostalgique et personne n’est prêt d’oublier les minishorts d’Armie Hammer. Pour Suspiria, qui se déroule dans une académie de danse berlinoise en 1977, dirigée par un convent de sorcières, Giulia Piersanti a conçu tous les costumes, imprimés inclus. Il aurait même été question à un moment de transformer ce travail en une véritable collection. En 2018, dans le New York Times, Guadagnino dit de sa costumière : “Je ne m’imagine pas travailler sans Giulia sur mes prochains projets. Nous travaillons d’ores et déjà sur de nouveaux mondes à créer.”
“L’ESPACE EST TOUT”
Autre amie et collaboratrice importante, Violante Visconti Di Modrone, spécialisée en décoration, était consultante et ensemblière des décors sur Call Me By Your Name. Petite-nièce du cinéaste légendaire Luchino Visconti, avec qui Guadagnino partage une certaine obsession du détail, elle a habillé d’objets et d’œuvres d’art la maison dans le film pour lui donner une âme, celle d’une maison de famille au riche passé aristocratique, devenue le refuge estival d’une tribu d’intellectuels. Comme le réalisateur le dit souvent dans ses interviews, pour lui, “l’espace est tout”. Il pose les bases d’une intrigue, peut raconter les personnages aussi bien que des dialogues, influence, transmet des émotions et une atmosphère. Il y a dix ans, il tourne Amore dans la sublime Villa Necchi Campiglio de style Art déco, un cadre rigide et étouffant pour l’héroïne, une mère soumise dans une famille de riches industriels, qui aspire à la liberté puis sombre dans la tragédie (Tilda Swinton impeccable en Jil Sander par Raf Simons). En 2010, dans T Magazine, Guadagnino a cette phrase par rapport à sa vision du film : “J’ai écrit un scénario qui demandait un cube de marbre avec un grand escalier et des surfaces nettes.” Pour Call Me By Your Name, il trouve littéralement la maison de ses rêves, la Villa Albergoni, à quelques kilomètres de Crema en Lombardie où il vit et travaille, dans un appartement au deuxième étage d’un palais baroque. En 2017, il livre dans A.D. : “Il me semble que je vais posséder cette maison pour toujours. J’ai eu la même sensation pour Amore. J’ai tourné dans cette incroyable demeure au centre de Milan, et je n’y suis jamais retourné mais elle est à moi.”
MAÎTRE D’ŒUVRES
Pas étonnant, donc, que depuis deux ans il se soit tourné de manière très professionnelle vers sa deuxième passion : l’architecture d’intérieur. Il a ainsi conçu pour ses amis, le fondateur de Yoox Federico Marchetti et sa compagne la journaliste de mode Kerry Olsen, le décor de La Filanda, une maison sur les bords du lac de Côme. Après avoir soumis la famille à un questionnaire psychologique précis sur ses goûts et habitudes, il engage 150 artisans pour mettre en œuvre son projet, sur lequel il travaille pendant les week-ends durant le tournage de Suspiria (on notera au passage la force de travail que l’exercice nécessite). Pour un résultat bluffant : au fil des pièces, des détails incroyables en laiton, des alliances de marbre bleu et rose poussière, une cuisine toute en déclinaisons de jaune citron laqué, des tapis de la manufacture Cogolin, des lampes Michael Anastassiades, des tissus Kvadrat, etc. Avec le même perfectionnisme, il a aussi conçu l’intérieur d’une boutique Aesop à Rome, dans une esthétique monastique inspirée par l’église San Lorenzo toute proche, avec du marbre rose pâle et vert foncé et des carreaux gris et beige. Cette nouvelle occupation ne l’empêche pas de s’engager sur des projets cinématographiques audacieux pour 2020 : Guadagnino termine son documentaire Salvatore Ferragamo: The Shoemaker of Dreams, et travaille sur un concept encore jamais exploré, l’adaptation au cinéma de l’album mythique de Bob Dylan Blood on the Tracks en un film choral sur un scénario de Richard LaGravenese (The Fisher King, Sur la route de Madison). Il tourne aussi depuis cet été une série en huit épisodes pour HBO qu’il a écrite et réalisée, We Are Who We Are. Au casting, Chloë Sevigny, Mia Goth, Kid Cudi, Kyle McLachlan et la fille cadette de Martin Scorsese, Francesca. Il suit là les tourments amoureux de deux adolescents dans une base de l’armée américaine en Italie : Fraser Wilson qui arrive tout juste de New York avec ses parents, et Caitlin Harper, sa nouvelle amie. C’est là qu’il excelle : raconter l’histoire d’un été solaire, compliqué, traître, cruel à en briser le cœur.