Club Tropicana : gloire et déboires de l'hôtel de Tony Pike à Ibiza
Son ami Boy George lui avait trouvé un surnom qui lui a longtemps collé à la peau: le “Hugh Hefner d’Ibiza”. Avec ses trois mille conquêtes avouées, son physique buriné et moustachu à la Burt Reynolds et son accent cockney à couper au couteau, Tony Pike a le physique et la réputation de l’emploi. Et pourtant. Là où Hefner a fait du business pendant un demi-siècle sur ses bunnies blondes, Pike, lui, a juste profité de la vie pendant plus d’une décennie, dans l’hôtel de rêve qu’il a rénové de ses mains dans les collines près de San Antonio, à Ibiza. Le qualificatif qui revient le plus souvent à son sujet ? Hédoniste. Mais il n’était pas que cela. Tony Pike était surtout un aventurier, un homme libre qui aimait plus que tout les voyages exotiques, les risques, les expéditions lointaines tel un Bob Morane de l’ère disco, un corsaire bon vivant au cœur d’or. Né en 1932 dans la banlieue nord de Londres, dans une famille de six enfants, il fait d’abord face à la mort de son père puis à la brutalité de ses frères et vit la guerre de plein fouet en faisant partie de la foule des enfants déplacés à la campagne pour échapper au Blitz qui dévaste Londres. À 13 ans, n’en pouvant plus de la sinis- trose ambiante de l’après-guerre, il largue les amarres et intègre la marine marchande puis la Royal Navy en tant que mousse. Là, Tony vit à la dure, apprend à gérer une fois de plus la violence des hommes, mais avant tout il voyage, d’abord en Afrique du Sud puis en Australie, où il pose l’ancre à 19 ans. Il devient chapelier, se marie une première fois, puis teste ses talents de vendeur avec succès et se fait une petite fortune.
CORSAIRE MODERNE
Alors qu’il est presque en train de s’installer, un médecin lui diagnostique un problème cardiaque, une double aorte. Branle bas de combat. L’instinct picaresque de Tony Pike reprend le dessus et il décide de vivre dorénavant à deux-cents à l’heure, ce qui passe par: l’achat d’une galerie d’art, d’une mine de cuivre sur une petite île en Papouasie-Nouvelle Guinée (vite revendue), puis d’une goélette qui l’emmène autour du monde une fois de plus, avec laquelle il fait naufrage en plein milieu du triangle des Bermudes, vers Haïti. Tony manque d’y laisser sa vie, en profite pour se rema- rier brièvement et s’installe sur la Côte d’Azur dans une marina où il côtoie une foule de play-boys internationaux dont il envie un peu le mode de vie jet-set. En 1978, sur conseil d’un ami, il accoste sur Ibiza, “l’île blanche”, avec deux objectifs: trouver une petite amie (elle s’appellera Lynn) et un endroit où vivre. Il tombe par hasard sur une annonce, une finca (ferme traditionnelle) de cinq-cents ans à vendre dans un hameau isolé. Cette jolie ruine est surnommée “Can Pep Toniet” (la maison du Petit Tony): il n’en faut pas moins pour qu’il ait un coup de cœur et l’achète. La finca délabrée n’a pas l’eau courante ni l’électricité; qu’à cela ne tienne, en deux ans l’ancien marin va tout refaire, de la plomberie aux coussins, et commence à organiser des nuits de festins pour amis, si populaires qu’il en vient à faire payer l’entrée. En juillet 1980, il ouvre deux chambres d’hôtes et les portes du Pikes, qui va grandir au fur et à mesure des années pour devenir un petit paradis en Technicolor, avec une piscine et un ciel bleu éclatant, des murs jaune d’or, des arbres taillés vert vif et un court de tennis rouge. Tout aussi haut en couleurs avec son bagou d’enfer, Tony Pike officie en Monsieur Loyal de son petit cirque au soleil avec un charisme, une envie de fête et d’amour plus grands que nature.
CASANOVA DES 80s
Car qui dit aventures, dit aussi aventures galantes. Tony Pike, séducteur dans l’âme, va les enchaîner. Il trouve la bonne équation pour son hôtel où l’on trouve de l’alcool, des drogues, des jolies filles et un esprit glamour. Les paillettes et les stars débarquent au Pikes en 1983 quand le groupe Wham! vient y tourner sa vidéo Club Tropicana; il faut avouer que les paroles écrites par George Michael et Andrew Ridgeley collent parfaitement à l’endroit : “Club Tropicana, drinks are free, Fun and sunshine, there’s enough for everyone.” Dans ce clip solaire et ultra-kitsch, George et Andrew flirtent notamment avec deux belles filles (leurs choristes Dee C. Lee et Shirlie Holliman) autour de la pis- cine où Tony sert des cocktails. George Michael y apparaît en mini-maillot de bain blanc, avec lunettes de soleil (de nuit), brushing et bronzage parfaits. Dans son autobiographie Mr Pikes : The Story Behind the Ibiza Legend (éd. MT Ink, 2017), Tony confie avoir eu une brève aventure avec le chanteur au moment du tournage du clip, suivie d’une amitié à vie.
La vidéo tourne en boucle et les célébrités affluent à l’hôtel: entre autres, Mike Oldfield, Joan Baez, Frank Zappa, Tony Curtis ou Brigitte Nielsen. Tony Pike, qui se mariera cinq fois et aura quatre enfants, commence donc à beaucoup, beaucoup s’envoyer en l’air. Parmi ses milliers de conquêtes répertoriées, on compte Grace Jones, rencontrée pendant une orgie à New York à la lueur de bougies, avec qui il reste plus d’un an et dont il garde un souvenir (moite) émerveillé, ou encore la chanteuse Sade. Kylie Minogue, elle, ne fait pas partie de la liste au grand regret de Tony mais reste une amie chère à son cœur. Sex-addict revendiqué, parfois bisexuel, Tony ne pousse pourtant pas l’hédonisme trop loin et consomme peu de drogues contrairement à sa clientèle qui suit sa consigne “BYOD” (bring your own drugs). Un problème avec la police locale se règle grâce à son copain Julio Iglesias, un habitué célèbre pour son activisme antidrogue, qui le réconciliera avec le commis- saire (et sa femme !) autour d’un bon repas.
AMIS À LA VIE, À LA MORT
Mais son plus grand ami, peut-être celui qui l’aura le plus ému, reste Freddie Mercury. Le chan- teur de Queen arrive pour se reposer au Pikes en 1986, accueilli par un Tony les mains dans le ciment et peu impressionné par cette star sont il n’a jamais entendu parler. Bientôt Freddie surnomme l’endroit sa “maison loin de la maison” et chante dans le patio sa première version de Barcelona. En 1987, alors qu’il vient d’être diagnostiqué séropositif, Freddie lui demande de lui organiser la plus grande fête de tous les temps. Dans son livre, Tony se souvient: “Quand je lui ai posé la question du budget, il a ri et m’a répondu qu’il n’y en avait pas. On pouvait geler la piscine pour en faire une patinoire avec éléphants si on le souhaitait. Il voulait juste que ce soit dingue.” Le Pikes se retrouve donc envahi trois jours durant de milliers de ballons géants noirs et or, de centaines de bouteilles de champagne avec sept-cents invités pour les boire parmi lesquels Kylie Minogue, Jon Bon Jovi, Boy George, Julio Iglesias, Grace Jones, Jean-Claude Van Damme, Robert Plant et Naomi Campbell. Le gâteau d’anniversaire était sculpté en forme de Sagrada Familia, la cathédrale de Gaudi à Barcelone, et la légende dit que les feux d’artifice ont été admirés jusqu’à Majorque. Une folie donc, même au regard de celles qui lui ont succédé jusqu’à aujourd’hui à Ibiza.
LÉGENDE MALGRÉ LUI
Un peu Dionysos, un peu visionnaire, Tony Pike va ainsi créer, presque sans y penser, le concept de “boutique hôtel” bien avant Ian Schrager (cofon- dateur du Studio 54), et il a fait de sa joie de vivre son fonds de commerce. Mais il fallait bien un jour que la statue du Commandeur rappelle à l’ordre ce Dom Juan impénitent. Le premier coup dur arrive en 1995 quand il voit apparaître les pre- mières marques du sida, la maladie qui ravage les rangs de ses amis. Le médecin lui donne cinq ans à vivre mais, coup de chance, les nouveaux traite- ments marchent bien sur lui. Un deuxième drame le frappe de plein fouet en 1998 quand son fils aîné, Dale, est assassiné à Miami par un escroc durant un deal pour vendre le Pikes (Tony veut désormais s’en séparer). De cette peine-là, Tony ne se remet- tra jamais. Il finit par vendre l’hôtel en 2010, au Ibiza Rocks Group, c’est-à-dire à Dawn Hindle et Andy McKay, un couple d’entrepreneurs spécialisé dans les clubs d’Ibiza avec un réseau pop-rock. Primal Scream y tient une after-party avec concert acoustique dans le jardin devant Kate Moss, Idris Elba mixe aux platines et Jade Jagger, Lily Allen, Mark Ronson et Fatboy Slim font bientôt partie des nouveaux habitués. Pour Norman Cook (Fatboy Slim), Tony Pike était “larger than life and twice as entertaining”. Car, même s’il a vendu son hôtel, Tony garde par contrat une chambre à vie au Pikes (une petite chambre, la 25), avec nourriture et boissons gratuites.
On le croise alors au bar où il accueille les clients avec gentillesse, les régale d’anecdotes dingues près de la fameuse piscine ou en train de se reposer avec ses deux chats dans le jardin. Pour Tony, comme l’annonce avec lucidité la phrase calligraphiée sur le mur blanchi à la chaux du parking de l’hôtel : “You can check in but you cant never check out.” À l’intérieur clignote en forme de néon une autre devise très “pikienne”: “Why the fuck can’t I have fun all the time.” Et près de la cabine du DJ, on peut lire cette citation d’un autre rêveur, C.S. Lewis, extraite de La Dernière Bataille dans la série du Monde de Narnia : “I belong here... Though I never knew it till now... Come further up. Come further in.” Après avoir créé sa propre Olympe, Tony a quitté notre dimension en février dernier, à 85 ans, dans son sommeil, une fin paradoxalement paisible pour ce baroudeur au destin digne d’un film hollywoo- dien ou d’une série Netflix, qui a défié tant de fois la mort, la maladie et surtout l’ennui. Dans une vidéo de Vice, il offre une dernière parole à médi- ter, celle d’un homme qui avait fait le tour de la question : “The key to happiness is total freedom.”