Cyrill Gutsch : "L'industrie de la mode a le pouvoir de faire changer les choses"
Cyrill Gutsch, quadra new-yorkais au confort de vie tout assuré, a opéré un sacré virage en 2012... Il fait partie de ceux, rares et gonflés, qui ont choisi un jour de tout laisser tomber pour se consacrer à une seule cause. La sienne? Convaincre les leaders de l’industrie de la création (mode, art, musique, cinéma, architecture...) de soutenir la lutte pour la protection des océans, contre la pollution plastique, la pêche intensive, la destruction des fonds marins... Une gageure, quand on sait combien le développement durable fut longtemps le cadet des soucis du secteur. Il nous raconte son combat.
L’Officiel Hommes : En décembre dernier aux CFDA Fashion Awards, alors que vous receviez le Prix spécial de l’innovation récompensant votre programme Ocean Plastic, vous avez conclu votre intervention en ces termes: “Ce n’est que le début. Dans douze ans, il nous faudra avoir réussi, et avec le recul nous dirons d’aujourd’hui que c’était le début de quelque chose d’énorme, le début d’une révolution essentielle”. Alors ? Rêve ou réalité ?
Cyrill Gutsch: Les deux! Avant toute chose, je crois en nos rêves! Rêver est primordial, c’est ce qui nous permet d’avancer. L’être humain est guidé par l’imaginaire. Il y a ceux qui ne jurent que par la rationalité, ce qui n’est pas mon cas. L’histoire nous a prouvé que ce que l’on imagine peut devenir réel. Pour le meilleur et pour le pire. Pendant des siècles, l’être humain a été guidé par un rêve: survivre, dominer, dompter les forces de la nature, a longtemps été signe de force et de puissance. Mais tout ça, c’est fini. Il nous faut trouver un autre rêve que ce “Go for what we want” qui n’a plus de sens, et surtout qui ne fonctionne plus. Une nouvelle matrice économique, pour une planète bleue, régie par l’éco-innovation. C’est ce que j’appelle la “révolution essentielle”. Et cette révolution sera menée par des gens comme vous et moi. Notre industrie de la mode et du luxe a le pouvoir de faire changer les choses. Lors de cette remise de prix, j’ai vraiment senti que chez Parley, nous avions enfin atteint notre étape de “proof of concept” ! Ce n’est pas tant que nous avions tout réglé d’un coup d’un seul, mais nous avions réussi à changer les mentalités autour de nous, et surtout à les galvaniser. À partir de là, dans les six ans à venir, nous allons amplifier le mouvement. Jusqu’à en métamorphoser l’industrie.
Après sept ans d’engagement acharné et souvent solitaire, quel regard portez-vous sur l’actualité, comme l’Accord de Paris sur le climat, signé en 2017 ?
Il est très embarrassant que certains gouvernements ne l’aient pas signé. Sont-ils à ce point dénués de conscienc ? Le secteur privé, les entreprises, leurs dirigeants font- ils plus que les États eux-mêmes? Tout ceci me conforte dans l’idée que la politique n’est qu’une histoire “d’ego trip”. Le monde s’effondre et ceux qui ont le plus de pouvoir pour changer la donne, rapidement et efficacement, ne le font pas. Ils prétendent que les industries ne sont pas prêtes, mais c’est faux, et de toute façon serait ce seulement une excuse recevable ? Une chose est sûre, c’est qu’on ne peut pas compter là dessus pour changer les choses.
Des événements populaires et fédérateurs, comme La Marche du Siècle en mars dernier ou les marches pour le climat, qui fédèrent régulièrement près de 50 000 personnes, vous font-ils vous sentir moins seul?
J’ai un grand respect pour la protestation. Je crois en ces gens qui prennent le temps de protester. J’ai confiance en eux et en leurs actions. Et c’est la même chose pour les organisations. Les gens ont peur, c’est un indicateur sérieux, et l’heure est venue pour chacun d’affronter cela. Mais ça ne suffira pas. Il est temps de définir un plan global, stratégique et malin pour les vingt ans à venir. Identifier les problèmes majeurs, et définir pour chacun d’entre eux des plans d’action immédiats. C’est un sujet important qui doit mobiliser tout le monde. Là où les gouvernements sont incapablesde le faire, le secteur privé et les citoyens doivent le faire. La rébellion viendra de là.
Le fait que le développement durable soit devenu un sujet tendance est-il pour vous un signe des temps positif ?
Oui, s’il vous plaît, appelez ça une tendance! Et Parley a tout fait pour que ça en devienne une. Il est temps pour nous d’en sortir la substantifique moelle en la faisant réalité. Depuis le tout premier jour de mon engagement, j’ai l’intime conviction que l’industrie de la mode a un rôle clé à jouer dans le développement durable. C’est quelque chose qui parle aux tripes, à l’instinct. Et cette tendance a pris, parce que c’est le tout premier signe d’un changement d’époque. Je suis persuadé que les marques qui n’y croient toujours pas n’existeront plus demain. Si elles persistent à créer des armes de destruction massive, c’est l’avenir de leurs clients, et donc le leur, qu’elles sont en train de tuer. À vous les responsables, c’est l’heure de se réveiller ! Vous abîmez vos produits, votre histoire, vos compétences, votre savoir-faire. Vous vous mentez à vous-même en mentant aux autres, alors que vous pourriez êtrede si beaux et puissants messagers. Je suis bien placé pour le savoir, car ici à Parley, nous les connaissons par cœur. Depuis le début de notre organisation, il y a sept ans, nous discutons avec de grosses marques et de grands groupes, et pour être tout à fait honnête, je peux vous dire qu’aucun d’entre eux, personne, n’a soutenu notre action. En tout cas pas dans le sens que nous escomptions. C’est tellement décevant. De s’apercevoir qu’au bout du compte, ces gens ne raisonnent qu’en termes de saisons. Pour eux ce n’est même pas une question d’argent, c’est une question d’engagement. Sur le long terme. Le secteur de la mode doit réaliser que le développement durable n’est plus une option.
Les réseaux sociaux, nouveaux canaux d’information, sont-ils un bon outil de lutte?
L’explosion des médias sociaux apporte une véritable opportunité pour faire passerun message. Leur instantanéité permet de communiquer rapidement, de se connecter et de générer des réseaux à l’échelle mondiale. Mais le revers de la médaille, c’est aussi que le message se dilue et s’oublie vite. Nous avons créé une matrice pour laquelle il faut produire constamment de nouvelles informations, sous peine de paraître has-been. Vivre et exister à travers le prisme de ces petites boîtes à écran plat a rendu la vie terriblement abstraite. Comment voulez-vous faire pour reconnecter ces millions de personnes à la vraie vie, à la nature, aux océans? Ce sera probablement le prochain enjeu. Cette soif de revenir à la réalité de ce que nous sommes et du monde qui nous entoure.
Dans le Plastic Program de Parley, vous attachez une grande importance à la communication, et à l’éducation. En matière de développement durable, ne sont-ce pas nos enfants qui nous donneront des leçons?
Sur ce sujet particulièrement, nous devons les écouter. Ils ont beaucoup à nous apprendre. Ils font preuve d’un pragmatisme très pur et instinctif, et puis ils sont nés là-dedans. Dès leur plus jeune âge, beaucoup ont été bien informés. Chez Parley, nous les considérons comme nos meilleurs ambassadeurs. Mais en tant qu’aînés, nous devons leur apporter le soutien dont ils ont besoin, leur montrer la beauté qui existe encore autour d’eux. Et bien sûr leur apprendre à prendre le pouvoir, ils sont une mégaforce !
Votre autre programme, Ocean Plastic, propose une “chaîne logistique mondiale pour lutter contre les débris plastiques marins”. Comment s’établit-elle ?
Nous construisons un écosystème autour de cette “révolution essentielle”, afin de prouver aux habitants de la planète qu’il est possible d’améliorer leur existence s’ils prennent part à ce mouvement des océans. En combattant le plastique, et ce à neuf niveaux de la chaîne. De la personne collectant ce plastique, à qui nous assurons protection et salaire, et dont nous voulons qu’elle soit considérée comme un activiste au même titre que d’autres afin de lui donner confiance et de la responsabiliser pour ce qu’elle transmettra aux membres de sa communauté. Ensuite à la personne chez Parley qui collecteces déchets plastiques, et travaille dans de bonnes conditions. Enfin à celle qui recycle et redonne vie au plastique, en lui apportant une plus-value. Au bout de cette chaîne, nous sommes en mesure de déclarer l’Ocean Plastic comme un matériau à haute valeur ajoutée, ne serait-ce que par l’effort, l’implication et la symbolique qu’il représente. Aujourd’hui, Parley opère dans 39 pays, et nous voulons d’ici 2024 être présents dans tous les pays ayant un littoral. Nous agissons comme un gigantesque réseau global.
Parley for the Oceans entretient d’étroites relations avec l’ONU. Est-ce une reconnaissance en soi ?
Complètement. D’autant plus que c’est une collaboration sur le long terme, et qui grandit de jour en jour. Ainsi, chaque année, le 8 juin, sacré World Oceans Day, ensemble nous fédérons les troupes. L’an dernier – allez savoir pourquoi ! – cette journée a duré une semaine. Huit jours, huit événements. Et cette année, ça s’annonce encore plus long. Pourquoi pas un World Oceans Summer ! Tous nos partenaires sont aujourd’hui en campagne, leurs employés aussi. C’est l’heure d’un formidable appel à l’action. Où en est votre projet avec le designer Ora-ïto de réaliser une base européenne Parley sur les îles du Frioul, au large de Marseille? Est-ce toujours d’actualité? Bien sûr, c’est toujours d’actualité. Mais le challenge est difficile à relever, car nous ne souhaitons que des matériaux biodégradables pour le réaliser. Nous avons déjà trouvé un partenaire pour le béton organique, non toxique pour l’environnement. Cela prend un temps fou, car l’île est sujette à maintes conditions climatiques à l’année. En attendant, nous avons commencé par une île moins complexe, aux Maldives, que sa famille de propriétaires a mis à notre disposition plutôt que d’y construire un énième resort touristique. C’est ainsi qu’est née Station 1. Un sorte de résidence permanente où artistes, scientifiques et ingénieurs peuvent unir leurs forces sur un projet commun. Un lieu ouvert à tous, dans la limite des places disponibles et des motivations, pour s’inspirer, apprendre, contribuer. Mais Marseille est toujours au programme, c’est une ville très importante en terme de symboles. Un carrefour européen, aux multiples racines culturelles et religieuses. Je veux y être un jour! Il ne se passe pas une semaine sans qu’on en parle.