Femmes

Indya Moore : "Je veux me servir de mon succès pour le bien des autres"

En conversation avec sa co-star et amie de la série “Pose”, Mj Rodriguez, l’actrice et militante Indya Moore raconte ses douleurs, son besoin d’amour et de reconnaissance, ses errances, ses projets d’écriture. Elle explique pourquoi la représentation est un impératif vital, et pourquoi il nous faut tou(te)s nous battre pour la visibilité queer.
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Photographie de Aingeru Zorita

Si l’actrice Indya Moore est un indice de ce que l’avenir nous réserve, nous pouvons compter sur un monde meilleur et davantage bienveillant. Du haut de ses 24 ans, elle a connu les montagnes russes toute sa vie. Rejetée par sa famille dans son adolescence pour avoir assumé son identité trans, Indya a écumé les foyers d’hébergements pour tenter de survivre tout en trouvant le courage de militer pour la cause. À l’orée de sa carrière, elle a décroché des boulots de mannequin, dont un sur le podium de la fashion week de New York, et quelques figurations avant de rencontrer le succès avec son rôle dans Pose, la série de Ryan Murphy encensée par la critique (et nominée aux Golden Globes). Elle y interprète Angel, une travailleuse du sexe trans qui rêve de bonheur, mais se heurte aux systèmes d’oppression qui écrasent ceux qui rêvent d’exister dans les marges. Mais Angel ne se laisse pas abattre.

Moore n’a pas eu de mal à se reconnaître : elle aussi est une battante – pour elle-même, et pour la communauté LGBTQIA+ (les dernières lettres évoquants les personnes queers, intersexes et asexuées, le + incluant les autres identités) – et cette énergie la met sur la voie royale pour devenir une star. Ces deux dernières années, elle a renoué des liens avec sa famille et s’est trouvé un solide groupe d’ami(e)s dans l’équipe de Pose. Parmi elles, Mj Rodriguez, une “mère” dans la série, maternelle également dans le soutien qu’elle apporte à Indya. Les deux stars montantes, en passe de devenir des icônes de la mode et déjà meilleures amies, se sont téléphoné le lendemain de la fête des 28 ans de Mj à Los Angeles (où Indya a surpris Mj en faisant son apparition) pour parler de l’identité trans, de la visibilité, de l’amour, de la passion, de la colère et de leur espoir d’un avenir plus radieux. 

 

Mj Rodriguez: Comment ça va, Indya? J’ai quelques questions à te poser. Pose a pris l’ampleur d’une série révolutionnaire et a été nominée pour un Golden Globe. Qu’est-ce que tu ressens?

Indya Moore : Je suis juste extrêmement enthousiaste pour la suite. Je suis hyper-heureuse de la reconnaissance obtenue par Pose : la nomination pour le Golden Globe, c’est énorme. J’en parlais à Brad Falchuk (l’un des créateurs de la série avec Ryan Murphy, ndlr) à table et j’expliquais que, contre toute attente, j’étais en colère qu’on n’ait pas gagné. Cette émotion m’a vraiment prise de court, je ne m’y attendais pas du tout. Alors que dans ma tête, on avait gagné de toute façon. On avait gagné là où ça comptait le plus, et c’était dans l’esprit, dans le cœur, dans la vie et dans le moral des personnes qui sont directement touchées, des personnes qui ont pu affirmer et consolider leur perception d’elles-mêmes grâce à Pose. La série a permis que des familles se réconcilient. Elle a littéralement rendu la vie des gens meilleure.

 

Si ce n’est pas indiscret, est-ce que tu penses que jouer dans la série t’a aidé à intégrer certaines de tes propres expériences de femme transgenre?

Oui, c’est certain. J’avais des angoisses à l’idée que les personnes trans soient vues seulement comme des travailleuses et travailleurs du sexe, systématiquement sexualisées, mais Pose m’a aidée à comprendre que le travail sexuel est en fait une réalité pour beaucoup de femmes trans – c’est ce à quoi sont beaucoup d’entre nous sont soumises. Nous sommes réduites à nous contenter de réaliser les fantasmes d’hommes parce que nous n’avons pas d’autres possibilités pour gagner notre vie. Jouer Angel m’a vraiment fait l’effet d’une prise de conscience : c’était beaucoup plus qu’un simple rôle de travailleuse sexuelle. Le simple fait de me heurter à l’hypersexualisation des personnes trans – et des personnes LGBT en général. C’était une réalité qu’il me fallait affronter. Pose m’a aussi apporté une visibilité à laquelle je ne m’attendais pas, et dont je suis extrêmement fière. J’en suis encore à essayer d’y trouver ma place et à inventer une façon d’accepter ce que j’ai reçu, car je ne peux pas m’empêcher de me demander si c’est juste, si c’est mérité. Je lutte encore contre la culpabilité du survivant, et j’essaie encore de comprendre comment intégrer la dynamique dans laquelle je me trouve et la dynamique dans laquelle mes ami(e)s se trouvent, au regard du fait que je viens d’un milieu pauvre. Tou(te)s mes ami(e)s étaient pauvres ou ramaient pour gagner leurs vies, payer le loyer, ou même s’assurer leur indépendance. J’ai le sentiment que ce que je peux faire, c’est me servir de mon succès pour le bien des autres, donner une voix à d’autres gens – avec la conscience des choses vient la responsabilité. Je ne me préoccupe pas des gens qui refusent de voir la vérité de mon propos, mais des gens qui sont touchés très directement par la vérité dont je parle. 


 

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À ton avis, quel rôle joue la mode dans la façon dont les gens nous regardent? Moi, la mode est une de mes raisons d’être. C’est une vraie passion. Comment t’exprimes-tu à travers la mode

À mon sens, la mode est un art. J’ai le sentiment que tous les vêtements que je porte, tout, dans mon apparence, sera toujours une déclaration d’intention, que je le veuille ou non. Sur les réseaux sociaux, quelqu’un a posté une photo de moi en Louis Vuitton en disant que c’était une image puissante, parce que les corps trans sont toujours sous surveillance, en particulier lorsqu’on laisse voir un peu de peau, et que cette tenue renversait la dynamique de pouvoir. C’est un sentiment que je partage sur la nécessité pour nous d’avoir l’autonomie de nous exprimer. Je suis non-binaire, mais je n’en parle pas tant que ça en fait. Je n’ai pas l’impression que les gens sont encore prêts à comprendre ça, et ça ne me dérange pas, mais je prends également en compte le fait que les gens me voient comme une femme. Du coup, je me présente comme une femme cis, autrement dit dans une dynamique binaire, les gens vont me juger selon les mêmes normes qu’ils jugent les femmes. 

 

Dans la mesure où tu es une femme trans et désormais une actrice, et qu’il est très, très nouveau pour nous d’être partie prenante de l’industrie du cinéma et d’être vues, commences-tu à te sentir reconnue dans ce milieu et celui de la télévision?

Les opportunités s’ouvrent. J’ai été signée par les agences William Morris et IMG, et je m’efforce d’utiliser les atouts dont je dispose non seulement pour me trouver des rôles, mais aussi pour créer du travail pour ma famille trans. Je suis en train d’écrire deux films, et je suis emballée à l’idée d’inclure des personnes trans, et de les inclure tou(te)s de la même façon qu’ils et elles le seraient si nous n’étions pas marginalisé(e)s. Je m’efforce de tirer parti des privilèges que j’ai acquis pour faire avancer les choses. 

 

Que fais-tu pour entretenir ton bonheur

Quand j’ai commencé le métier d’actrice, avant d’obtenir ce rôle dans Pose, ce qui me donnait de l’énergie, c’était le militantisme actif. Je n’ai jamais vraiment eu les moyens de m’amuser, je n’avais pas franchement d’argent à claquer. Je n’ai jamais aimé traîner dans les clubs. Jusqu’à il y a peu, je ne buvais pas du tout. J’étais tellement occupée à survivre, et à militer, que je n’ai jamais vraiment eu le temps de découvrir ce que j’aimais faire, ou ce que c’était de prendre du bon temps. Le bon temps, pour moi c’était voir le visage de mes ami(e)s, ça me suffisait. Jusqu’à maintenant, je n’ai jamais vraiment eu le loisir de chercher à comprendre ce qui me rendait vraiment heureuse, à part le fait d’être amoureuse. L’amour, oui, ça me recharge. 

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C’est un rajeunissement constant. 

Au fond, tout ce que je fais est inspiré par l’amour, tout. C’est l’amour qui me pousse à me lever le matin. Je me rappelle, au moment où je n’avais pas le sentiment d’avoir l’amour dont j’avais besoin, j’ai perdu le désir de vivre. J’avais 16 ou 17 ans, j’étais dans un isolement total, j’habitais dans des foyers. Les gens se moquaient de moi et me harcelaient constamment, au point que j’en ai perdu le désir de vivre. Je n’avais pas d’amour dans ma vie, il n’y avait rien. Je ne pouvais même pas me concentrer sur le lycée, parce que j’étais trop distraite par mes besoins émotionnels inassouvis. 

 

Dirais-tu que tu étais incomprise?

Je suis très souvent incomprise. Même maintenant. Les gens ne croient pas ce qu’ils voient, quand il s’agit de moi. On dirait qu’ils essaient toujours de déformer les apparences. Moi, j’ai le sentiment d’être très facile à voir, mais les gens compliquent tellement les choses. J’ai perdu le désir de vivre, et j’ai essayé de mettre fin à mes jours. Alors l’amour me donne vie. Bon. Désolée. 

 

Je t’aime, tu sais. Ne sois pas désolée. Laisse-moi te dire une chose: je trouve ça injuste que les gens ne prennent pas le temps de te voir, car une fois qu’ils te verront, ils verront à quel point tu es belle et géniale. Je le dis du fond du cœur. 

Ça me touche beaucoup. Tu me fais vraiment chaud au cœur. Merci. Mj, tu m’apportes une grande paix, un grand calme. J’ai tellement de feu en moi. Ce n’est pas un feu destructeur, c’est un feu qui réchauffe. Mais si je me sens trop mal, il peut devenir destructeur. À chaque fois que ma flamme est trop puissante, tu réussis à me calmer d’une rosée apaisante, tu m’équilibres. La seule chose que je voulais vraiment de toi, c’était que tu me voies. La chose la plus dure que j’aie vécue, c’est de voir quelqu’un qui ne me voit pas. En tant que trans, c’est la réalité la plus difficile à endurer. 

 

J’ai l’impression que c’est un fardeau qu’on nous a mis sur les épaules à cause de ce que nous sommes et de la stigmatisation qui touche toutes les femmes trans. C’est un traumatisme qui ne disparaît pas, à cause de la façon dont on nous traite. On m’a couverte d’insultes, il y a même des gens qui ont porté la main sur moi. Du fait d’avoir connu toutes ces situations, je me suis renfermée sur moi-même. Grâce à ton exemple, j’ai appris à être plus véhémente, j’ai récupéré la faculté de m’exprimer davantage. Franchement, quand je te regarde, je me dis: “Oh! là, là! elle fait exactement ce que je rêve d’être capable de faire.” Il n’y a pas longtemps, tu m’as comparée à une fleur délicate. Ça m’a beaucoup touchée, parce que c’est vrai, je peux être délicate à l’excès. Et les gens en profitent.

Moi, je te vois, et tu mérites d’être traitée avec tendresse et douceur. Je ne cesserai jamais de veiller sur toi, tu sais. Même quand on sort en boîte.

 

Il faut montrer tous les aspects de notre personnalité. Comme je dis toujours, je suis parfaitement imparfaite. Comme tout le monde, je ne serai jamais parfaite et je suis très sensible à tes mots.

Merci. À ce stade, je pense que la pire chose que puisse ressentir un être humain, c’est d’être rejeté par les gens qu’il aime. Quand j’explique à ma mère à quel point, dans mon enfance, j’ai été meurtrie par la transphobie, qui a marqué absolument tout ce que j’ai vécu – les foyers, le trafic sexuel… Toutes ces choses me sont arrivées parce que j’ai été rejetée chez moi, parce que j’ai été battue à cause de ma simple existence. Quand je lui en parle, il ne s’agit pas qu’elle prenne tout l’espace avec sa culpabilité et me mette dans une position où c’est moi qui dois la consoler. Si elle évite cet écueil, qu’elle accepte sa responsabilité, me réconforte réellement et me donne son amour, c’est vraiment un progrès. Je trouve qu’il est crucial de faire un pas dans la direction du pardon. Après, le pardon est nécessaire, mais personne n’a à nous dicter qui doit pardonner, et quand. Il faut arrêter de mettre une telle pression sur les gens. Une dernière chose, je tenais à dire que les personnes trans ont besoin d’avoir davantage de visibilité dans les médias. Il faut qu’on voie des personnes trans dans les talk-shows, à la télé. À chaque fois qu’on invite des personnes marginalisées dans les médias, c’est pour parler de leur marginalisation – il faut arrêter ça. Ce qu’on veut voir, ce sont des personnes qui vivent leur vie, qui ne sont pas séparées des autres par l’oppression qu’elles subissent, car ce n’est pas ça qui nous définit. 

 

Traduction Héloïse Esquié

Maquillage: Tatiana Donaldson utilisant MAC Cosmetics
Cheveux: Carolyn Riley / De Facto
Producteur: Spencer Salley
Assistants en photographie: Scott Fitzpatrick, Chris White
Assistantes stylistes: Mina Erkli, Emily Drake
Lieu: Dune Studios

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