Monsieur Christian Lacroix : "Mais ai-je vraiment été couturier ?"
Vous êtes un des plus grands couturiers que la mode française ait connu, et, ces dernières années, vous avez également été commissaire d’exposition et directeur artistique. Multiplier les cordes à son arc est-il une seconde nature ?
Merci pour ces mots si bienveillants qui me touchent. Mais ai-je vraiment été couturier ? Sans doute, pendant trente ans, ai-je eu la chance de vivre dans un univers que, depuis l’enfance, je considérais et admirais. Je pistais dans les kiosques, mais aussi aux puces et chez les bouquinistes tous ces magazines, comme L’Officiel, pour réaliser, à travers les numéros des années 30 à 70, un de mes rêves de toujours : remonter le temps à travers les photos, les croquis, la déco, les articles ou les détails. Et c’était la même chose avec le cinéma et ces vieux films comme Women de Cukor, mais surtout Falbalas de Becker. Et c’est ce genre de maison dans son jus que j’ai trouvé en arrivant chez Jean Patou, rue Saint-Florentin, en 1981. La couture, alors, se trouvait – à part dans quelques grandes maisons comme Yves Saint Laurent, toujours “locomotive” – à la traîne du jeune prêt-à-porter des créateurs spectaculaires tels que Montana, Mugler et Beretta. À la faveur de ces années 80 si “opératiques”, “show-off”, car on surfait à la fois sur la vague d’une prospérité artificielle, (Wall Street, Dynastie, Dallas…) en même temps que sur celle du sida qui emportait beaucoup d’amis dans le milieu de la mode. Il me semblait que nous devions faire de chacune de nos journées une œuvre d’art, comme font dire Tennessee Williams et Gore Vidal à Katharine Hepburn dans Soudain l’été dernier de Mankiewicz, qu’il fallait retrouver, pour s’évader, l’excentricité de la couture des années 30 et 70, et leurs extravagances théâtrales. Je sentais que l’on était sur une scène, difficile à imaginer aujourd’hui, faite de nostalgie et d’innovations à la fois, comme le travail de Garouste & Bonetti à qui j’ai demandé le décor de la maison de couture en 1987. Ainsi ai-je commencé par des collections d’autant plus candides que je n’avais pas de formation technique, nous étions des ovnis libres de tout formatage, puisque je ne connaissais rien de ce cénacle. Je rêvais et redessinais le monde qui m’entourait depuis mon enfance, et j’ai continué avec en tête la phrase de Monsieur Cardin : “le jour où la couture sera portable, elle sera morte !” C’était donc une mode d’amateur d’art – j’avais passé presque dix ans en histoire de l’art auparavant – et de spectacles. Pour moi, la vraie vie était depuis toujours dans les salles obscures, les cinémas, les opéras, et une fois la lumière revenue, le rideau retombé, je sombrais dans la banalité du quotidien. Bref, j’étais un costumier plus qu’un couturier, un décorateur utilisant un kaléidoscope d’images emmagasinées depuis mon plus jeune âge, mais sans le besoin d’inventer une technique, une coupe nouvelle ou de créer un it-bag. Simplement proposer aux femmes, aux filles, des ambiances et des images susceptibles de leur ressembler, des secondes peaux à endosser pour tenir le rôle qui était le leur sur le théâtre de leur propre vie. Pardonnez-moi d’être un peu long, mais cela est important pour moi, car cela explique le fond de mon travail. Que je dessine un TGV, un hôtel, un tramway ou une collection, c’est toujours du théâtre, avec le souci de créer un monde, décors et costumes, où se sentir mieux. On peut donc dire, vous avez raison, que c’est une seconde nature, un travail non pas touche-à-tout, car je ne saurais pas intervenir dans des domaines où je ne me sens pas affectivement attiré, motivé, séduit et légitime. J’ai besoin de sentir un crush, une motivation qui va souvent chercher dans l’histoire familiale ou personnelle. Par exemple, n’ayant pas de permis de conduire, j’ai toujours eu envie de travailler sur une voiture. Le mot anglais “designer” est commode et me convient bien, que je dessine pour la scène, la mode, le transport, ou encore pour un musée ou un hôpital.
En parlant de collaboration, celle que vous avez commencée avec Desigual, il y a dix ans, n’a jamais cessé de vous animer, pouvez-vous nous dire ce qu’elle a de différent, et quel est le secret de cette longévité ?
À peine avais-je quitté ma maison de couture que j’ai reçu un message mystérieux des dirigeants de Desigual, que j’ai rencontrés à Paris puis à Barcelone. Je dois déjà avouer que depuis un demi-siècle, cette ville m’aime étrangement, presque de façon surnaturelle, car quasiment tout ce qui m’est arrivé de plus fort, en meilleur et en pire, à un rapport avec la Catalogne et Barcelone, où j’ai cessé d’aller après les grands travaux des Jeux olympiques de 92, et la rénovation/destruction de la Barceloneta, du barrio chino tel que j’aimais le parcourir comme dans les pages de Jean Genet. C’étais une ville libertaire, révolutionnaire, avant-gardiste, où se livraient déjà les combats qui sont toujours les nôtres aujourd’hui. J’y suis donc revenu, avec encore, il y a dix ans, le Talgo de nuit si romantique. Et j’ai découvert au siège de Desigual, dans le centre, à l’époque, un patchwork d’immeubles très ludiques et innovants, une maison dont certes, je connaissais un peu les produits, mais dont l’organisation m’a emballé. Elle a évolué depuis, au gré des besoins, mais j’ai trouvé ce que je n’avais pas connu avant, une collaboration étroite depuis les prémices des collections jusqu’à leur finalisation, entre commerciaux, chefs de produits, graphistes, designers, répartis en autant de petites équipes qu’il y a de stylistes. J’ai trouvé là ce que j’avais connu au tout début de la collection Bazar, une seconde ou troisième ligne de la maison Lacroix que j’aimais beaucoup. La première fois que, dans la rue, j’ai remarqué des filles en manteaux aux motifs patchworks, j’ai pensé que c’était peut-être des vintages de la ligne Bazar, tant mes “clés” étaient là avec les motifs, les couleurs, les métissages… Mais c’était du Desigual. Flamboyant et aussi abordable, ce qui m’avait toujours tenu à cœur (mon rêve avant de créer ma maison de haute couture était de m’exprimer d’un extrême à l’autre, de la haute couture sans prix à une diffusion abordable, utopie jamais vraiment atteinte). En même temps, l’esprit Desigual n’est pas aussi simple à travailler qu’on pourrait le croire, c’est comme une langue qui demande à être pratiquée, et que je commence à parler couramment ! Rien à voir avec mon travail personnel. Je tiens à être un designer parmi les autres dans le studio, le plaisir de voir un modèle devenir anonymement un best-seller n’en est que plus grand ! Les bureaux actuels sont, en outre, un rêve où travailler ! Situés au-dessus de la mer et des palmiers, une sensation de vacances qui paradoxalement pousse à travailler encore plus et mieux avec des équipes que j’aime retrouver le plus souvent possible.
Qui est la femme Lacroix x Desigual ?
Elle est extravertie. Elle n’a pas froid aux yeux. Elle aime autant les musées que les galeries d’art contemporain, elle est plus sensuelle qu’hyper sexy. Elle voyage, pour de bon ou dans sa tête. Elle aime la mode mais l’adapte à sa manière, selon sa personnalité et sa silhouette. Je revendique ce côté surchargé que certains trouvent excessif, moi je n’y vois que de la générosité, de la passion et de la vie.
Qu’est-ce que votre univers a de commun avec la marque espagnole ?
Une ferveur pour les couleurs et leurs mélanges, une fringale de motifs très élaborés, des volumes simples ou inattendus, un kaléidoscope d’influences tant exotiques qu’historiques.
Vous avez dit que vous aimiez travailler selon un cadre défini, quel est celui de votre collaboration avec Desigual ?
J’aime sentir que grâce aux équipes je peux avoir confiance en un plan de collection qui saura équilibrer commercial et création sans verser ni dans la banalité ni dans des extrêmes. Les chefs de produits, issus de “l’école espagnole” de grands groupes textiles, maîtrisent extrêmement bien ces paramètres de prix, de fabrication la plus locale possible, de cohérence… Chaque saison commence par quelques mots de Thomas Meyer, le fondateur, que chacun interprète à sa manière, ce qui donne une certaine diversité, une vérité de sensibilités où chacune et chacun trouvera ce qu’il cherche, du plus simple au plus marquant. L’esprit Desigual est loin d’être passe-partout, c’est le moins qu’on puisse dire, et il y a eu une multitude de plaisanteries, plutôt très drôles, qui circulaient sur ce style bigarré, métissé, généreux. Il a donc fallu au fil des années et des situations, des fluctuations de l’économie, de l’évolution des sensibilités et du goût, slalomer pour les anticiper et être au rendez-vous de chaque saison. Une saison, je me suis retrouvé en charge d’une section High Bohemia, tout à fait mon élément, mais aussi d’un groupe de dentelle noire et d’un groupe de dentelle blanche, moins familiers. J’aime bien ce genre de challenge.
Les collections issues de cette collaboration sont toujours à l’image de cette femme baroque que vous aimez tant, pouvez-vous nous dire pourquoi elle n’a jamais cessé de vous inspirer et qui elle est ?
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été attiré par les gens, filles et garçons, qui inventent leur propre style sans forcément suivre les tendances, les personnages flamboyants, les filles à la fois sophistiquées et spirituelles, audacieuses et charismatiques. Les amis qui m’ont accompagné tout au long de l’enfance et de l’adolescence étaient des personnalités drôles, dynamiques, hors du commun. Puis à Paris, il y a bientôt un demi-siècle, j’ai rencontré Françoise qui partageait cet univers et l’a renforcé encore. Je suis un pessimiste optimiste (ou un optimiste pessimiste, je ne le saurai jamais). J’ai besoin le matin de lumière, de café fort et de tomber en arrêt sur une image, un paysage, un mot, qui vont m’étonner et me galvaniser, me booster, me mettre en route, l’eau à la bouche. Cela peut être une fille en rouge vif dans la rue, un tableau baroque, une musique, une photo d’actualité.
Arles et l’Arlésienne sont des sources d’inspiration inépuisables pour vous, mais votre Arles d’hier est-il celui d’aujourd’hui ?
Je transporte Arles où que je sois, je crois. Mais Arles a une histoire d’amour avec l’Espagne en général, et plus particulièrement avec la Catalogne. Les poètes catalans sont cités dans l’hymne provençal. Quant à l’Arlésienne, l’héroïne du roman de Daudet, tout le monde connaît cette femme qui rend fou d’amour sans que jamais on ne la voie, qui n’apparaît jamais ! Je la cherche toujours, tout en sachant que je ne la trouverai jamais, mais cette quête m’inspirera toujours. Comme dans le poème de Verlaine, “elle n’est jamais ni tout à fait la même ni tout à fait une autre”. Elle est la somme d’êtres aimés, connus ou inconnus, quotidiens ou fantasmagoriques. En tous les cas, Desigual lui va bien !
Vous avez toujours été fasciné par le passé, est-ce toujours le cas ? Et si oui de quelle façon retrouve-t-on cette obsession à travers cette dernière collaboration Lacroix x Desigual ?
Oui, c’est toujours le cas mais différemment depuis le troisième millénaire qui m’a appris à être ici et maintenant, dans le moment présent, au lieu de ne vivre que dans une nostalgie pathologique. Mais je continue à scruter le passé dans ses côtés les plus inattendus, les plus précieux et insolites. Instagram est un bel outil pour ça. Mais avec Desigual, on voyage davantage autour d’un globe idéal, rêvé, imaginaire ou réel, plutôt que dans l’histoire, même si certains documents personnels peuvent s’immiscer parmi les maquettes d’imprimés. Mais vous semblez bien connaître mon cheminement en effet ! Mon plus grand plaisir serait en effet un va-et-vient entre hier et aujourd’hui, la rencontre, comme un électrochoc ou un précipité chimique, du passé et du futur.
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