Neneh Cherry, la cerise sur le ghetto blaster
Depuis quelques années, tout ce qui vient de Suède devient instantanément l’apogée du cool et le secret du bonheur, de la déco hygge à la phi- losophie du “lagom” (pronant la modération, le “juste milieu”). Est-ce un hasard si Neneh Cherry est née là-bas en 1964, à Stockholm, d’une mère artiste peintre – Monica “Moki” Karlsson – et d’un père musicien (Ahmadu Jah)? Son beau- père, qui l’a élevée, est le jazzman Don Cherry. À la charnière des années 80 et 90, Neneh est la représentante du fun, de l’engagement, du ba- dass et de l’énergie girl power. Une diva qui peut aussi bien rapper, chanter, mixer et composer que danser comme une pro. Toutes les lles veulent lui piquer sa dégaine avant-gardiste : coupe afro, cyclistes, bijoux bling, sneakers et bomber doré. À ses débuts, la presse la compare à Madonna ; la Ciccone elle-même aurait été obsédée par Neneh au point de la jalouser. La révélation? En 1988, quand Neneh chante Buffalo Stance et se trémousse, très enceinte, dans l’émission Top of the Pops, choquant l’opinion publique et ouvrant la voie à une Cardi B twerkant tout ventre rond dehors sur la scène de Coachella, ou à une Beyoncé exhibant sa grossesse sur Instagram.
Street cred
Quand on la rencontre au milieu de guitares de collection, dans le showroom parisien de Gibson, elle n’a rien perdu de sa superbe ou de son sens du style. Grosses créoles dorées, veste camouflage, ongles carmin, Neneh affiche 54 printemps rayonnants. Elle se souvient : “L’esthétique de mon premier album, Raw Like Sushi (1989), on l’a créée de façon très naturelle avec mon ami Judy Blame, en piochant à droite et à gauche. Le bomber, c’était quelque chose de très Buffalo, du nom du collectif de mode (auquel Buffalo Stance fait référence, ndlr) duquel faisait partie le styliste Ray Petri, qui vivait chez moi à cette période et qui m’a présenté Judy en club, avant de mourir. À l’époque, à Londres et à New York, où j’ai vécu, on voyait des styles incroyables dans la rue, des mix de vêtements très inspirants, à la fois urbains, punk et hip hop. J’ai toujours trouvé que les meilleurs looks venaient de la rue.”
Neneh Cherry apprend la mode auprès des meilleurs. Son mentor, Judy Blame, créateur d’accessoires et styliste visionnaire ayant contribué à façonner l’image de Boy George et de Björk, a quitté ce monde en février, mais sa verve iconoclaste vit encore à travers Neneh. Le jour de notre rendez-vous, elle porte d’ailleurs une imposante bague de sa dernière collection. “Judy était incroyable. Il n’avait peur de rien, n’a jamais cessé de créer, d’innover, de travailler, de réfléchir. Il était tout le temps fauché mais ne bossait jamais pour l’argent. Il était si sarcastique, drôle, sans filtre, balançant des choses que tu n’avais pas envie d’entendre comme ‘Tu ne ressembles à rien aujourd’hui, chérie’. C’était un artiste génial, très politique dans sa manière de ne pas hiérarchiser les matériaux qu’il utilisait pour ses bijoux et de dialoguer avec le monde. Il travaillait avec ce qu’il y avait autour de lui. Une fois, il était au Brésil pour créer des accessoires pour un show et logeait dans un hôtel très chic. La réception l’a appelé, très en colère, car ils ne trouvaient plus la clé de sa chambre. Il avait fabriqué un collier avec ! Je suis très triste qu’il soit parti, c’était ma famille et il me manque tout le temps, mais je considère que c’est un privilège de l’avoir connu. Au milieu des années 80, mon identité n’était pas bien définie, je fonctionnais à l’instinct, et ce sont des gens comme lui et Mondino (qui signa notamment en 1990 le clip de la reprise par Cherry du titre de Cole Porter I’ve Got You Under My Skin pour un projet de la Red Hot Organization, une ONG de lutte contre le sida, ndlr) qui m’ont appris à voler.”
Punk un jour, punk toujours
Issue d’un milieu ultra créatif, elle n’a étrangement pas toujours rêvé d’être musicienne. “Ma mère était peintre et elle créait ses propres vêtements (la légende veut qu’elle ait trimbalé sa fille, bébé, dans un panier pendant ses cours de design, ndlr), et mes deux pères étaient musiciens. Alors, très jeune, je voulais juste être normale, en réaction à cette vie bohème, aux voyages incessants et à l’état d’esprit de mes parents. Je voulais être infirmière, je me disais qu’un médecin dans la famille, ça ne pouvait pas faire de mal. Et puis j’ai débarqué à Londres à 14 ans et j’ai rencontré les Slits, avec qui j’ai chanté (elle a aussi vécu dans un squat avec Ari Up, la chanteuse et cofondatrice de la formation, ndlr), et le groupe de post-punk et free jazz Rip Rig + Panic, et j’ai trouvé ma maison, ma voie. J’avais besoin de la musique, j’en écoutais sans arrêt et j’aimais beaucoup la philosophie du punk tout en écoutant aussi du jazz, du reggae et du hip hop. Les chansons, c’est ce qui me faisait me sentir mieux à la fin de la journée. Parfois, j’ai l’impression que ce milieu fou et égocentrique qu’est la musique est beaucoup trop inutile par rapport à des métiers comme médecin. Mais j’ai la chance de faire un boulot que j’adore, c’est ma médecine et ça devait être mon karma, mon ADN, de devenir chanteuse et compositrice. Mes enfants aussi sont devenus artistes. Je crois qu’on n’aura pas de médecin ! (rires)”
Aujourd’hui, au lieu de prodiguer des conseils musicaux à ses filles, notamment à la jeune Mabel, considérée comme le futur du RnB, elle leur fait des sandwichs. “Je fais des trucs de maman avant tout. Et elles n’ont pas besoin de mes conseils. Mabel est une lle très forte. C’est une génération très féministe qui ne se laisse pas faire, avec vraiment une conscience de qui ils sont. Je les admire beaucoup. D’ailleurs, quand je travaille sur un morceau, je le fais écouter à des gens qui ont au moins quinze ans de moins que moi, pour qu’ils le fassent bouger. J’ai toujours eu besoin de m’entourer de rebelles, de punks, de personnes comme Judy, qui combattaient leur propre normalité et les formules toutes faites pour bousculer les habitudes et arriver ailleurs, plus loin. Il m’a appris à essayer de ne pas me répéter et à repousser les limites. Ça vient aussi de l’idée du collectif dans lequel j’ai grandi avec mes parents : les autres ont toujours quelque chose à nous apporter.”
Pour Broken Politics, son cinquième disque solo, Neneh s’est encore entourée de fortes personnalités, comme 3D, de Massive Attack, qu’elle connaît depuis longtemps. Elle a en effet signé les arrangements d’un morceau de Blue Lines (1991) et a aidé le groupe à se bouger les fesses quand ses membres n’étaient que des fumeurs de joints squattant son appart de Londres. Elle a aussi tenu, pour cet album, à avoir un univers visuel puissant. “J’ai toujours trouvé important d’avoir des images fortes qui continuent de raconter l’histoire d’une chanson. Et c’est ce que j’ai fait avec ce nouveau disque, en choisissant Wolfgang Tillmans pour les photos et la pochette. Pour le clip du premier single, Kong, qui est une ode à la diversité, j’ai choisi Jenn Nkiru, qui a travaillé sur Apeshit, le clip tourné au Louvre de Beyoncé et Jay-Z. Elle a aussi réalisé un beau clip sur la scène voguing. Son travail est très engagé. C’est la première fois que l’une de mes vidéos est tournée par une femme. Il était temps ! (rires)”
Retrouvez cet interview dans son intégralité dans le numéro 218 du Jalouse Magazine