Jean Touitou : "J'ai toujours aimé le chic des militantes."
Révolté, engagé, cultivé, politique, Jean Touitou parle “cash”, comme il pense, avec un goût certain pour la provocation. Le rencontrer à l’occasion des trente ans de sa maison est une prise de risque. Accepter de mettre en doute bon nombre d’idées reçues, de clichés trop facilement admis. Sur les filles, les femmes, la mode, le luxe. À 65 ans, le casseur de codes serait-il devenu, à son corps défendant, un passeur de mode ? D’où cette ardente obligation de “transmission”, pour reprendre le titre d’un livre composé avec soin et adressé à ses trois enfants.
De l'importance d'être tiré à quatre épingles
“On m’a dit qu’au Studio Berçot, Marie Rucki commençait son cours inaugural avec un bloc de savon de Marseille à la main et disait : ‘D’abord il faut être propre.’ Selon moi, c’est essentiel. Il faut aller chez la pédicure, il faut avoir des habits propres et ensuite il faut que ces habits, éventuellement, soient beaux, que la tête soit bien faite aussi, avec si possible un peu de lecture dedans. C’est ça être tiré à quatre épingles pour moi. C’est ça le chic.”
Cette rigueur, cette pudeur, cette "esthétique nordique", d'où lui vient-elle à lui l'enfant de la Méditerranée? Retour aux origines
“L’enfance est souvent vécue comme le paradis. En Tunisie, quand j’étais petit, j’avais l’impression que l’on passait une année à l’école et une année à la plage. Puis nous sommes arrivés à Paris. J’avais 9 ans et j’ai vécu cela comme une agression totale. J’ai découvert ma différence sous le regard de l’autre, et puis il faisait mauvais. Je ne suis pas tombé in love avec Paris. Je ne comprenais pas ce que nous venions faire ici. Mais comme j’aimais mes parents, j’avais confiance. Bien sûr, certaines choses me paraissaient exotiques, certaines odeurs. Mais au bout de six mois, j’ai dit : ‘Il faut rentrer.’ Je ne me considère toujours pas comme français, ni parisien. Ma nationalité, c’est la culture française. Ce qui m’a construit, ce sont les livres, la littérature.”
Le sud = couleurs voyantes?
“Au début d’A.P.C., les gens n’arrivaient pas à comprendre que quelqu’un qui vient du Sud ait dans sa collection trois nuances de bleu marine très semblables au noir, les gens pensaient que j’étais fou. Ils le pensent toujours un peu…”
Le trotskisme, un clash esthétique fondateur
“Ce qui m’a beaucoup marqué, c’est d’avoir été un militant révolutionnaire. J’ai toujours aimé le chic des militantes. Elles ne s’habillaient pas comme des tanks et elles n’en faisaient pas trop. Mon début dans la vie, ça a été de lire les Manuscrits de 1844 de Karl Marx, où il y a des pages sur l’argent et sur le pouvoir de l’argent qui m’ont vraiment modelé. Et je sais que ce sont des sirènes auxquelles je ne céderai jamais.”
Pudeur et paradoxe, au début d'A.P.C., il habille les hommes
“Il y a trente ans, j’ai commencé par faire de l’homme. À l’époque, j’ai surtout retrouvé dans le regard des femmes quelque chose qui me disait : ‘Tiens, tu as essayé de faire quelque chose et en fait c’est de la mode.’ Et j’ai vu beaucoup de femmes acheter mes ‘trucs’ d’homme. Parce qu’à la fin, effectivement, je faisais de la mode mais sous une apparence tellement utilitaire, avec un discours tellement rigide que c’était bien caché. Et ce sont les femmes qui l’ont compris.”
Les femmes et la Parisienne
“Plus un buzz qu’un business. Mais c’est un phénomène. Il y a quelque chose avec la France, avec l’amour des belles proportions, l’esprit français, l’art de la séduction. Quand on voyage, on se rend compte de cette exception. J’aime les Américaines, mais à force de vouloir être trop parfaites, elles finissent par ne plus être sexy du tout. L’art de la Parisienne est probablement de jouer avec deux ou trois imperfections, même des incongruités, qui lui sont permises grâce à sa liberté d’esprit. Vous ne verrez jamais plus une Parisienne avec un sac trop marqué, c’est fini. Le ‘status bag’ en cuir, c’est terminé pour elle. Aujourd’hui, c’est le concours de panier de pêcheur ou du sac en osier. Une manière, l’air de rien, de dire ‘Ça vaut rien, je l’ai acheté nulle part. Circulez y a rien à voir.’ La Parisienne a l’art d’être extrêmement chic en donnant l’impression de ne pas y toucher, mais c’est une grande recherche. C’est peut-être ça, pour moi, la Parisienne. C’est la femme désirable qui a éventuellement l’air d’une nonne un peu boudeuse.”
"A.P.C Transmission", de Jean Touitou (ÉD. Phaidon, 65 €), actuellement en librairies. www.apc.fr