Keanu Reeves, le Dorian Gray de Hollywood
Dans les années 90, il y avait deux camps. Les ados sensibles qui aimaient les gueules d'anges blonds de Léo DiCaprio et de Brad Pitt. Les autres, plus rebelles, qui fantasmaient sur les bruns ténébreux respirant le danger (mèche rebelle, veste en cuir, regard de chiot triste), incarnés par Keanu Reeves et Johnny Depp. Les points communs entre les deux acteurs ne manquent pas. Imagerie anticonformiste et penchants pour les rôles sombres, escapades rock (Keanu a été le bassiste du groupe grunge Dogstar). Sauf que le pirate Johnny s'est cramé les ailes avec la drogue, l'alcool et l'affaire Amber Heard. Tandis que Keanu, éternel ado se tenant loin du star system, suscite encore les passions. Un T-shirt avec son prénom en capitales s'arrache à la librairie iconique Idea à Londres. Des memes le représentant expriment les émotions des millennials à l'image du mythique Sad Keanu apparu en 2010 et le montrant en train de manger un sandwich seul sur un banc. Et surtout, à 53 ans, Reeves squatte les écrans. Courant 2018 et 2019, on le verra ainsi dans John Wick 3 : Parabellum, Siberia, The Modern Ocean, Past Midnight, Bill & Ted Face The Music et surtout dans la comédie romantique désabusée Destination Wedding dans laquelle il retrouvera une autre rescapée magnifique de l'ère des chemises trouées, Winona Ryder.
Brise fraîche au-dessus des montagnes
Ce héros très discret a réussi le pari de faire durer le désir des spectateurs et des réalisateurs dans un monde où on swipe plus vite que son ombre. Pourtant ce n'était pas gagné tant ses débuts furent instables. Keanu est né à Beyrouth, où ses parents se sont rencontrés, en 1964. Sa mère Patricia Taylor, danseuse de cabaret devenue costumière (pour Alice Cooper, David Bowie et Dolly Parton) est d'origine britannique tandis que son père Samuel Nowlin Reeves, Jr., géologue américain a des ascendances hawaïennes, chinoises, anglaises et portugaises. Un sacré mélange qui aboutira à la splendeur métissée que l'on sait. Le gène de la rébellion coule également dans le sang du garçon dont le prénom signifie en hawaïen “petite brise fraîche au-dessus des montagnes”. Son père a en effet été arrêté à l'aéroport de Hawaï pour trafic d'héroïne avant d'être incarcéré. Il abandonnera sa famille alors que son fils n'a que 3 ans et Keanu le verra pour la dernière fois lors de ses 13 ans. Bonjour la crise d'ado. Déménagements à Sydney, New York et Toronto, divorce des parents, beaux-pères à gogo, changements de lycée à répétition, la vie de Keanu commence dans le chaos. Son soutien dans les épreuves ? Il est proche de sa sœur Kim, frappée d'une leucémie au début des années 1990. Face à tant d'incertitude, il a du mal à maintenir l'équilibre et se fait renvoyer d'une école d'arts pour indiscipline. Dyslexique, il rame pendant ses études même s’il adore lire (Shakespeare, Proust, les poètes) et se distingue en hockey. Gardien de but exceptionnel dans son collège de Toronto, on le surnomme de “The Wall” et lui prédit un destin dans le hockey pro, avant une méchante blessure au genou…
L'idole des jeunes
Heureusement, Keanu a une porte de sortie. La beauté du diable, qu'il possède depuis sa tendre enfance et qui ne cesse de s'épanouir. Grâce à elle, il décroche des rôles au théâtre dès l’âge de 9 ans. Dans les années 80, il enchaîne les pubs (Coca-Cola), les séries TV et les films. Le premier long-métrage qui le fait remarquer s'appelle Youngblood et parle de hockey sur glace. Le succès du film tourné au Canada aux côtés de deux autres play-boys de l'époque, Patrick Swayze et de Rob Lowe, le convainc de s'installer à Los Angeles. Le jeune homme à l'allure nonchalante se spécialise alors dans des films pour ados, dont L’Excellente Aventure de Bill et Ted de Stephen Herek, et les rôles de jeune premier, comme dans Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears. Il faudra attendre les années 1990 pour sacrer Keanu visage d'une génération. La révélation a lieu avec Point Break (1991) de Kathryn Bigelow. Cette histoire d'agent du FBI infiltré dans une bande de surfeurs-braqueurs est un phénomène. Ses allusions érotiques homosexuelles ainsi que ses réflexions sur l'héroïsme et la masculinité en font encore aujourd'hui un thriller puissant.
River sans retour
Le piège serait alors pour le jeune homme de s'enfermer dans les rôles de belle gueule. À ce propos, Keanu explique : “Mon public a parfois des difficultés à faire la différence entre le beau gosse, coiffé et maquillé que j'incarne à l'écran et l'homme banal que je suis dans la vie de tous les jours. Pour ce qui est du terme sex-symbol, c'est l'image que l'on m'a fabriquée, imposée et qui ne reflète pas la réalité. J'aimerais plutôt qu'on me parle de spiritualité et de beauté intérieure.” Gus Van Sant va se charger de montrer cette facette de Reeves avec le poétique et cruel My Own Private Idaho (1991). Il y incarne avec sensibilité un jeune prostitué immergé dans milieu des marginaux de Portland aux côtés de River Phoenix, qui devient son meilleur ami dans la vie. Suivront l’impressionnant Dracula de Coppola, Beaucoup de bruit pour rien de Branagh ou encore Little Buddha de Bertolucci. Aucun défi n'effraie Keanu qui semble pouvoir tout jouer, derrière un visage au premier abord minéral. Quand River succombe à une overdose en 1993 devant le Viper Room, club de L.A. appartenant à Johnny Depp, il mettra du temps à s'en remettre, se jetant à corps perdu dans le travail. “J’essaie de ne pas penser à ma vie. Je n'ai pas de vie”, déclarera-t-il un jour. Devenu star interplanétaire à même pas 30 ans, sa vie privée parvient à rester un mystère. Dans les 90s, la presse tabloïd le dit gay, en couple avec David Geffen qu'il aurait épousé en secret. Aux avant-premières, il emmène sa sœur, la faisant passer pour sa petite amie. Son CV amoureux affichera des goûts aussi sûrs qu’au cinéma : Sofia Coppola, Sandra Bullock, Parker Posey, Winona Ryder, Amanda De Cadenet, China Chow, Charlize Theron, Diane Keaton…
Action !
Autre raison d'aimer Keanu : il n'est jamais là où l'attend et n'a de cesse de casser son image avec des choix audacieux. Il aurait pu poursuivre avec le cinéma indépendant mais, en 1994, il fait le pari – gagnant – du mainstream avec un film d'action, le thriller Speed avec Sandra Bullock. Sauf que Reeves refuse ensuite dix millions de dollars pour jouer dans Speed 2. À la place, il fait face à Al Pacino dans L'Associé du diable, une variation nineties du mythe de Faust. Est-ce à ce moment-là qu'il scelle un pacte avec le diable pour ne pas vieillir ? Car malgré les années, le visage de Keanu demeure inchangé, tel un Dorian Gray hollywoodien. Keanu refuse également Heat de Michael Mann pour aller jouer Hamlet au Canada, semblant écouter son cœur davantage que les sirènes de la cité des Anges. Plutôt que de courir les soirées arrosées, on le voit en 1997 sur des photos de paparazzi en train de sympathiser avec un SDF et partager un repas. En 1999, il touche le pactole. On l'appelle pour jouer le héros de Matrix des Wachowski. Chef-d'œuvre SF/cyberpunk époustouflant et métaphysique aux effets spéciaux innovants, ce film culte influence encore la mode de 2018 (les lunettes XS et manteaux en cuir vus sur Kendall Jenner et les sœurs Hadid). À son apogée, l'acteur pourrait savourer son succès mais, la même année, il vit une tragédie. En décembre 1999, sa compagne Jennifer Syme est enceinte de huit mois quand elle donne naissance à leur fille mort-née, Ava Archer. Le couple n'y survit pas. En avril 2001, Jennifer – sous l'emprise de médicaments et alcoolisée – meurt dans un accident de voiture. L'an dernier, Reeves, encore hanté par cette double disparition, confiait dans une interview : “Peut-être que je ne suis simplement pas encore prêt à vivre la version traditionnelle de l'amour.”
L'homme à la moto
Dans les années 2000, Reeves, auréolé par le box-office avec les deux suites de Matrix, aurait gagné au moins cent quatorze millions de dollars pour la trilogie. Généreux, il redistribue ses richesses en donnant vingt mille dollars à un membre de l’équipe du film qui a des problèmes familiaux, et offre des Harley Davidson à toute l'équipe des effets spéciaux du deuxième Matrix. Riche à vie, il aurait pu prendre sa retraite ou freiner un peu. Mais il choisit d’appuyer sur l’accélérateur. Il aime les rôles sombres, du tueur en série au mari violent en passant par l'exorciste (The Watcher, Intuitions, Constantine). En 2013, il réalise le film d'arts martiaux L'Homme du tai chi. Renouer avec ses origines asiatiques est une option judicieuse. 47 Ronin, fable de samouraïs visuellement étourdissante cartonne. Homme d'action, il frappe un grand coup avec le musclé John Wick (2014). Du côté sombre de la force, il incarne un ancien tueur à gages qui veut se venger du vol de sa voiture et du meurtre de son chien, offert par sa femme décédée. Un rôle qui fait écho à sa propre vie. L'existence, les cicatrices et la sagesse de Keanu semblent nourrir son magnétisme à l'écran. On l'attend dans ses nombreux films en 2019. Celui qui a déclaré au Guardian : “J’aurais bien voulu être le rêve érotique de Kubrick” doit se contenter de demeurer le fantasme universel du commun des mortels en incarnant un loup solitaire qui écrit de la poésie et aime rouler vite, de nuit, dans les collines de Hollywood avec sa moto de collection. Ou encore un garçon intéressé par le bouddhisme et dont la vie tient dans une valise, qui a erré dix ans entre maisons de location et hôtels, notamment au Château Marmont. Il n’achète sa première demeure à Los Angeles qu'en 2003. Ne jamais s'installer, c'est peut-être le secret de cette figure impassible s'éternisant dans le paysage de nos rêves comme dans celui de la pop culture.